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9 mars 1998

N°1. Un autre regard sur la complexité du protectorat français au Maroc


Yvonne Knibiehler, Geneviève Emmery et Françoise Lenguay : Des français au Maroc : la présence et la mémoire, 1912-1956, (Préface de Tahar Benjelloun), Denoël, 1992.

Si l’histoire se lit au présent plutôt qu’au passé, si sa relecture constitue une constante nécessitée, c’est bien avec un « autre » regard qu’il s’agit d’aborder ce livre.

Ce véritable document, élément de « l’aventure coloniale de la France », a été composé à partir de témoignages nombreux, recueillis par les auteurs, elles-mêmes concernées. Françoise Leguay, docteur en médecine, a exercé au Maroc de 1944 à 1957 ; Geneviève Emmery, professeur en retraite, y a vécu de 1949 à 1958 ; et Yvonne Knibiehler, professeur émérite à l’université de Provence, de 1949 à 1954.
Les auteurs ne font pas le procès de la colonisation, ni ne la justifient. Elles cherchent à donner, entre le pour et le contre, une certaine perception des années du Protectorat par des témoins qui les ont vécues : l’intérêt de leur travail est justement de partir de l’analyse de ces témoignages, parfois contradictoires, à interprétations multiples, émanant la plupart du temps des classes moyennes, et dont elles reconnaissent que la sincérité peut être mise en question par un désir d’autojustification. L’enquête a cependant pour but de montrer, par-delà ses limites, une réalité : la complexité du protectorat français au Maroc.

Entre administration directe et contrôle

Complexité qui se marque déjà dans l’idéologie sous-jacente à l’instauration du Protectorat, inhérente aux déclarations de Jean Jaurès, anti-colonialiste, convaincu du « devoir de civilisation » (p. 23-24) de la France au Maroc dès 1903. la venue des Français au Maroc n’est pas, dans cette perspective, une simple étape de l’expansion coloniale mais l’ « apogée de l’histoire coloniale » (p. 24), conduite à la fois par des attentes militaires et nationalistes, des considérations morales et humanitaires, économiques et affairistes. Fondée sur la connaissance partielle d’un pays multiplie (arabe à 55 %, berbère à 45 %, avec 4% de juifs, citadins et ruraux, soumis a Makhzen ou refusant de payer l’impôt), elle balance entre une politique pratiquée ailleurs de l’assimilation et les théories de Lyautey concernant le respect de l’Etat marocain, des différences culturelles, établissant le contrôle du pays par ses propres institutions.
Ainsi le Protectorat français sera un « chef-d’œuvre d’ambiguïté » (p. 30) selon les auteurs eux-mêmes, le systèmes  mis en place par Lyautey ayant dérivé, dès 1920.

Militaire et civils


La complexité de la présence française au Maroc s’exprime encore par les hommes et les femmes (plus tard) venus étapes correspondant à trois idéaux différents : avant 1912, on arrive en général dans l’enthousiasme, pour « aider le pays à tirer parti de ses richesses pour le bien de tous » (p. 34-35). Médecins, infirmières, religieuse, enseignants accompagnent le mouvement. Après 1930, une certaine déception s’est installée, des Français d’Algérie apportent un esprit colonial, la résistance marocaine au Protectorat commence à se faire sentir. A partir de 1945, on y passe pour quelques années, attirées par le charme du pays, son intérêt économique, en tant qu’héritier des pionniers de naguère.
Les Français qui arrivent sont militaires et civils, et leurs intérêts différent souvent. D’un côté, la légion étrangère va « pacifier » le pays pour pouvoir y étendre la structure du Protectorat et se transformer peu à peu en service de travaux publics, en particulier, disent les témoignages, pour reboiser et irriguer les terres ; les Affaires indigènes, très « protectrices », forment  une sorte d’aristocratie militaire qui s’écroule tout d’un coup, dans les mois précédent l’indépendance du Maroc.
A côté d’elles, parfois contre elles, les contrôleurs civils portent « sur leurs épaules toute l’espérance et toutes les ambiguïté du protectorat » (p. 91). Avec sens du réel et de l’humain, ils prennent conscience du hiatus existant entre les hauts responsables conservant un espoir d’ « occupants », les colons qui, selon les souvenirs de Jacques Berque, ont des « prétentions débordantes » (p. 96), la réalité marocaine dans laquelle ils privilégient les Berbères sur les Arabes, la campagne (le « bled ») à la ville. Ils en vivent différemment la construction où la séparation s’accentuera très vite entre Européens et Marocains. Voient la nécessité d’une vraie démocratisation, déplorant l’incompréhension générale dont ils seront victimes, même après l’indépendance du Maroc, quand la France les intégrera difficilement.

Pionniers et exploiteurs

Les colons gardent l’amertume de se voir transformés de pionniers en exploiteurs. Leurs témoignages revendiquent l’achat de terres (non leur spoliation), leur inexpérience du pays, leur éloignement de l’administration coloniale qui, « loin de faciliter les choses pour les colons, était très souvent du côté des Marocains » (p. 125) en cas de litige. Ils défrichent difficilement à cause du doum, des pierres, du manque d’eau, et vivent d’abord d’élevage, comme les Marocains selon leur mode, pour tenter ensuite de mener scientifiquement des cultures, d’améliorer les rendements, de survivre aux années de sécheresse. Les témoins reconnaissent que les rapports entre ouvriers et colons ne furent pas toujours « idylliques », et il semble significatif que le contremaître reçut le nom de « caporal ».
Pourtant ils affirment qu’ils n’y eut pas parmi eux que des « colonialistes », que dans la majorité des cas une confiance régna de part et d’autre et qu’en fin de compte, le système paternaliste des échanges fonctionna assez bien, à leurs yeux.

Aventuriers et sauveurs

Avec des réalisations positives, telles que la création de la CTM en 1919 par Epinat, du BRPM, de la première usine Aiguebelle en 1941-1942, l’enquête livre aussi l’ambivalence des travaux effectués, en particulier dans les mines : si des entrepreneurs sont vraiment modernes, ils ignorent l’environnement le plus souvent, et certains se caractérisent par leur cupidité, l’iniquité de leurs méthodes. Cette enquête rappelle à juste titre que des enfants travaillaient et mouraient dans les mines, que les Touaregs, pieds nus, avaient été envoyés en hiver à Nancy pour briser la grève des travailleurs. « Ce trafic a duré un an, autant que la grève de Nancy » (p. 167). D’autant patrons se vantent se réalisations sociales : création de la CIMR, de la médecine du travail, de la Jeune chambre économique de Casablanca en 1953.
Mais la ségrégation sociale française se reproduit, la langue est un handicap que peu de Français franchissent laissent aux « indigènes » le soin d’apprendre le français. Des violences éclatent. Quand la passation des pouvoirs se fera après l’indépendance, il se trouvera des hommes pour s’étonner des capacités montrées par les anciens colonisés.
Face à des images d’un Protectorat rigide et injuste, les témoignages abondent pour insister sur un aspect gratifiant : celui de la santé. Les médecins français, les infirmières, religieuses, épouses de colons, auraient ainsi particulièrement et « largement contribué à l’œuvre civilisatrice des Français au Maroc » (p. 218). Les médecins sont pour la plupart des jeunes gens, venant d’achever leurs études, formant un personnel souple et enthousiaste. Si l’on sépare la médecine militaire et la médicine civile, celle pour les Européens et celle pour les « indigènes », la lutte se situe contre les parasites qui transmettent des maladies, contre les rats, la tuberculose, les trachomes et le typhus, les maladies vénériennes, et pour la vaccination antivariolique. Après une étape de soins collectifs, la médecine s’oriente vers une individualisation, nuancée de paternalisme, et ouvrira des voies aux femmes médecins, plus aptes à toucher la population féminine au Maroc.

La coexistence dans la séparation

Par ailleurs, les Français apporteront au Maroc une certaine idée de la coexistence religieuse entre les trois religions monothéistes, à partir des principes de Lyautey, prônant qu’il n’y ‘ pas de races inférieurs ni d’homme universel, que les hommes sont égaux mais différants, la différence se concluant le lus souvent par la séparation et non l’échange. Ainsi le Protectorat ne connaît ni les controverses religieuses ni les échanges mystiques, mais plutôt un respect mutuel fondé sur l’ignorance - avec cependant des missions religieuses vivant d’évangélisme et non de nationalisme (à titre d’exemple le Père Peyriguère qui gène la hiérarchie catholique ; les chrétiens et le Protectorat), portées vers les Berbères considérés comme peu islamisés, en dehors de tout prosélytisme officiel interdit par Lyautey.
Lyautey permettra d’ailleurs l’introduction illégale de l’enseignement religieux dans l’école, pour les Marocains. C’est ainsi que des écoles seront créées pour les Européens (dans un esprit nouveau par rapport à ce qui se passe en France), où un petit nombre d’élèves marocains seront admis. Discrets, ils sont loués pour leur ferme désir d’apprendre mais critiqués pour l’apprentissage « par cœur ». c’est là que le mépris des Arabes et leur langue laisse des traces parfois douloureuses.
Un enseignement pour les Marocains voit le jour, à côté de l’Ecole coranique où l’on « n’apprend que pour recevoir le savoir » (p. 233) : écoles pour fils de notables, où l’on pratique la conviction selon laquelle un homme ne peut appartenir à deux cultures, considérant que l’intelligence des Marocains serait incapable de s’adapter aux programmes de l’enseignement français. Cette dichotomie se double par l’opposition d’une élite aux masses  non scolarisées, des garçons aux filles pour qui l’on couvre peu à peu un enseignement professionnel (broderie, tapisserie). Y a-t-il là volonté de protéger les Berbères de l’influence arabe ? Réalisme face aux réticences des parents marocains devant la culture française ? Peur d’instruire les classes populaires ?

L’ambivalence de la présence française au Maroc

Si l’un se demande ce qui a retenu des Français au Maroc, c’est sans doute, comme en témoigne l’enquête, le bonheur d’une enfance heureuse et libre dans les campagnes, où les contacts entre enfants des deux communautés avaient lieu naturellement (contrairement à leurs parents), l’ouverture d’esprit qui en découlait, même si en ville les jeunes sentaient davantage l’ambiguïté de certains situations. C’est aussi l’ « enchantement » de la découverte du pays, des médinas, des maisons arabes. D’où l’instauration de l’inspection des monuments historiques pour sauvegarder en particulier la médina de Fès risquant déjà de succomber à la surpopulation, la nostalgie de la nature qui travaille les Européens, la création de musées (Fès, Rabat, Tétouan, Tanger), la découverte d’une autre philosophie de la vie. Tout ceci recouvert, déformé par la difficulté des échanges culturels profonds, de part et d’autre, la différence des habitudes de vie, de mœurs - en particulier le sort des femmes qui choque et bloque les Occidentaux - , une ségrégation sociale (involontaire ? ), les Européens ayant pris l’habitude de se faire servir par les Marocains avec, à titre d’exemple, la dégradation du prénom de Fatma, un paternalisme à base de méfiance réciproque et d’européocentrisme.
Ce livre peut choquer des sensibilités par son discours qui reprend, sans fausse pudeur, des termes aujourd’hui rejetés : « indigène » ou « pacification » par exemple. Il dit sans complaisance combien un grand nombre de Français vivant au Maroc ont méconnu les autochtones (et le prouve par certaines erreurs de langage)1, entre une curiosité plus ou moins voyeuriste, une bonne volonté de prosélytes « malgré tout », un rejet nuancé de ceux qu’ils considéraient même parfois comme « repoussants », dans une perception généralisation. Il permet aussi de comprendre pourquoi, durant cette période de 1912 à 1956 qui a vu se construire une modernité et se gâcher des valeurs, des Français élevés au Maroc ont pu se sentir étrangers en Europe, regretter l’immobilisme politique qui a engendré la violence, partir par peur mais parfois revenir après 1956, et considérer que l’indépendance du Maroc n’a pas constitué une rupture avec la France.
Comme le souligne Tahar Ben Jelloun dans la préface, si le souvenir est contrarié, il n’est pas meurtri pour les Français. L’amitié est réelle bien qu’ambivalente des eux côtés, et le livre de Yvonne Knibiehler, Geneviève Emmery et Françoise Leguay rappelle aujourd’hui à juste titre que, si l’histoire ne se répète pas, elle peur parfois « avoir la mémoire courte » (préf. P. 15). ■

Notes :
1- Voir p. 368 : Moulay Youssef au lieu de Sidi Mohammed Ben Youssef, Moulay Arafa au lieu de Sidi Mohammed Ben Arafa.

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9 mars 1998

N°1. Le XXe siècle des femmes maghrébines

Isabelle Larrivée

Sophie Bessis et Souhayr Belhassen : Femmes du Maghreb : l’enjeu. Ed. Jean-Claude Lattès/Eddif, Paris/Tunis, 1992, 278 pages.

Le livre de Sophie Bessis et Souhayr Belhassen, Femmes d Maghreb : l’enjeu, plonge à la fois dans l’histoire de la région et dans la vie quotidienne, pour d’abord montrer toutes celles qui, ni loques, ni héroïnes, luttent au jour le jour pour des conditions d’existence plus acceptables et pour une plus grande reconnaissance de leur statut social, politique, juridique. Il est aussi un ouvrage d’histoire critique, mettant en évidence l’occultation dont a fait l’objet le problème de la condition féminine. Il est enfin l’analyse de l’oppression féminine au Maghreb, de ses souches et de ses variantes à travers les dernières décennies.

Dans la panoplie d’ouvrages parus récemment sur la question des femmes au Maghreb, quelles représentations en sont offertes ? De l’image de la femme-serpillière, fondée sur les poncifs identitaires les plus éculés, à celle de la femme-héroïne, nous faisant vivre tous les fantasmes de l’émancipation par procuration, ces modèles permettent-ils à une génération de femmes à venir de se reconnaître ou de s’inventer une nouvelle représentation d’elles-m^mes, moins mortifiante, et une nouvelle stratégie d’action ? Est-il encore possible de contribuer de façon novatrice à cette réflexion, d’une façon qui ne soit pas le brossage passif d’un tableau mais le bilan lucide d’une question ?
Les auteurs invitent, entre autre, à un retour sur cette condition de la femme méditerranéenne, un peu comme l’avait proposé il y a quelques années Germaine Tillion dans le Harem et les cousins1, mais plus spécifiquement sur la jonction du couple islam/arabité avec la Méditerranée. Cette jonction aurait, selon elles, produit « quelques-unes des sociétés les plus oppressives de la planète en matière de condition féminine » (p. 16) et ce, malgré l’amélioration que l’on connaît du sort qui avait été jusqu’alors réservé aux femmes.
S. Bessis et S. Belhassen font ressortir les positions de quelques penseurs maghrébins quant à l’émancipation des femmes, que ce soit de façon réfractaire comme chez Ben Badis, ou sous forme de velléités réformistes chez Allal Al-Fassi.
Enjeu des idéologues, qu’ils soient traditionalistes ou progressistes, enjeu aussi bien des occupants que des colonisés, la femme peut tour à tout servir et desservir les ambitions politiques selon qu’on fait la promotion d’une certaine libéralisation des mœurs ou qu’on persévère au contraire dans les ornières du conformisme religieux. Cela est flagrant en Tunisie, sous Bourguiba qui, « considéré plus tard comme le libérateur de ses concitoyennes, a en fait toujours utilisé l’islam et la tradition comme des pivots de sa stratégie de ralliement des masses à la cause nationaliste » (p. 32).
La déception est d’autant plus grande lorsqu’au sortir des luttes pour l’indépendance, les femmes ne se voient reconnaître aucune place dans les structures du pouvoir, parce que leur présence, aux yeux des bien-pensants, aurait été considérée comme facteur de désordre, de fitna, dans le sens où Christine Buci-Gluksman la définissait2, à mi-chemin entre la séduction et la transgression. L’espoir de la classe « luttante » des femmes d’alors, suscité par la victoire de l’indépendance, n’aura d’égal que la désillusion à laquelle il cédera.
Car même lorsqu’on avait cru prendre une certaine avance, même lorsqu’on avait considéré que certaines choses étaient acquises sous prétexte qu’on avait accès à des lieux traditionnellement réservés aux hommes, on avait négligé d’inscrire de façon durable. C’est-à-dire dans les lois, l’évolution dont on avait été les artisanes et les témoins pendant les années cinquante et soixante. Certes la Tunisie, soulignent les auteurs, avait innové dans le domaine, mais à quelles fins et jusqu’à quel point avait-on laissé les femmes être maîtresses de leur existence ? La persistance du système de la dot obligatoire et les injustices criantes en matière de succession et d’héritage, entre autre, empêchaient de croire en une réelle libération et égalité entre les sexes, cependant que le Maroc s’enfonçait toujours plus profondément dans les traditions que soutenaient notables et oulémas et que l’Algérie, malgré des allures progressistes attribuant aux femmes et aux hommes l’égalité en matière de droits et de devoirs, élaborait parallèlement un code de la famille rétrograde, maintenant la polygamie, la répudiation, la « déférence » de a femme envers son époux, etc. on allait prendre le tournant des années soixante-dix avec fort d’acquis.
Dans la foulée des profondes mutations démographique, physionomique, économique, que vivent les pays du Maghreb depuis une vingtaine d’années, dans ce brassage des populations citadine et paysanne résultant de l’exode rural et l’abolition qui s’en est suivie des distinctions fondamentales qui étaient constitutives de la sensibilité maghrébine, dans quel sens a évolué la condition féminine et vers quoi s’engage-t-elle ? Dans la tourmente islamiste, alors que l’avancée des « Frères » se mesure au nombre de hijab-s rencontrés ou bien dans les facultés, ou bien simplement dans les rues d’Alger ou de Tunis (la djellaba semble encore de mise au Maroc, remarquent les auteurs), les femmes demeurent celles par qui l’honneur arrive (ou se préserve…). Même s’il existe un islamisme au féminin. C’est-à-dire une lecture critique du code de la famille discriminant ce qui y relève de la charia coranique et ce qui  est de l’ordre de l’interprétation, on ne saurait espérer que par là vienne le statut des femmes. Au contraire, plus insidieux sur la question, l’islamisme semble renouveler les figures du discours sexiste en une rhétorique de l’évitement plutôt que de l’exclusion pure et simple des femmes dans la société : « Une des forces du discours islamiste en direction des femmes, affirment S. Bessis et S. Belhassen, est de ne pas présenter l’apartheid sexuel qu’il érige en règle intransgressible de la société islamique de demain comme signe de leur infériorité, mais comme le fondement d’un ordre à venir dont elles seront autant que les hommes bénéficiaires » (p. 199).
Quant à savoir réellement ce que souhaitent les Maghrébines du point de vue de leur statut, Sophie Bessis et Souhayr Belhassen montrent que les avis sont aussi diversifiés que les femmes, que les volontés sont plurielles, du moments où il n’existe nulle cohésion et nul programme capable d’assurer un projet féministe viable et tenant compte des réalités sociales, économiques, culturelles, religieuses, etc., en présence au Maghreb : « Il faut une dernière fois les écouter ces femmes ordinaires, jeunes et vieilles, salariées ou mères au foyer, grandes et petites-bourgeoises ou prolétaires, pour découvrir qu’elles tentent à leur façon d’opérer la synthèse entre un conservatisme omniprésent et une modernité qui a cessé de leur être tout a fait étrangère » (p. 270).
Si les femmes sont l’enjeu d’autant de résistances et de changements, c’est aussi par elles que se traduisent certains des malaises maghrébins actuels. Et une volonté réelle d’émancipation des femmes, concluent les auteurs, sera une porte ouverte sur des « formes nouvelles de l’expérience humaine » (p. 279). ■

Les notes :
1-    Paris, Ed. du Seuil, 1966.
2-    « Fitna ou la différence intraitable de l’amour », in imaginaires de l’autre, Khatibi et la mémoire littéraire, Paris, l’Harmattan, 1987.

9 mars 1998

N°1. La critique historique au service de la foi

Hussein Amin : Le livre du musulman désemparé pour rentrer dans le troisième millénaire, trad. Richard Jacquemond, coll. Essais, Ed. La Découverte, Paris, 1992.

Richard Jacquemond est un chercheur bien inspiré. En effet, après avoir traduit les ouvrages de Mohamed Saïd al-Ashmawy (l’islamisme contre l’islam)1 et de Fouad Zakariya (Laïcité ou islamisme : Les Arabes à l’heure du choix)2, il a élu dernièrement l’ouvrage de Hussein Amin : Le Livre du musulman désemparé, pour entrer dans le troisième millénaire (Prix du Salon du Livre du Caire en 1984). Son choix s’est ainsi porté, au fil des dernières années, sur une série d’ouvrages remarquables. Dans les trois cas il s’agit de réactions d’intellectuels face à un formidable défi : celui que représente la remise en cause de la rationalité et, dans certains cas, de l’ordre social, par l’invocation abusive de la parole de Dieu.
Peut-on lui reprocher un choix trop partisan ? D’avoir privilégié des auteurs que les milieux intégristes considèrent  comme des ennemis irrécupérables de la vrai foi, des écrivains plus ou moins « mis à l’index » par les représentants de la tradition orthodoxe ? Celui paraît difficile tant les écrits et les attitudes de ces derniers, orthodoxes et fondamentalistes réunis, ont fait l’objet d’intérêt et parfois de médiatisation intenses, malgré leur absence d’originalité et leur attachement à des formes et des représentations moyennâgeuses. Les textes choisis par Jacquemond font passer au lecteur occidental un souffle de l’« autre » opinion, et lui permettent ainsi d’avoir une idée du débat qui fait rage dans le monde arabe. A ce titre, ils contribuent, autant que des publications savantes peuvent le faire, à équilibrer l’impression créée par les media occidentaux.
Bien inspiré, Jacquemond l’est également par sa manière de traduire des textes au rythme bien particulier. Sans coller à la lettre, ce qui aurait rendu la lecture rébarbative, il réussit à rendre avec intelligence et fidélité les sinuosités des argumentations, et parvient à placer le lecteur en plein dans des débats intensément vécus.
Dans le cas de Hussein Amin, il parient à faire passer l’étonnante particularité de cet auteur qui, tout en proclamant une intangible fidélité au credo fondamental de l’islam, s’emploie avec un rare talent à mettre en pièces tout ce que les uns et les autres prétendent en déduire. D’une part, les ulamas, dépositaires officiels de la traduction multi-séculaire, voient leurs échafaudages replacés, par une relecture patiente des sources les plus fiables et les plus respectées, dans les contextes à partir desquels ils les ont eux-mêmes construits et les montre comme des élaborations humaines produites en réponse à des circonstances historiques bien déterminées. D’autre part, les champions auto-proclamés d’un retour au modèle pur et parfait de la première heure voient leurs exemples sublimes ramenés aux conditions historiques particulières qui ont vu des idéaux supérieurs s’incarner dans des formes profanes, ultérieurement sacralisées aux dépens des principes qu’elles étaient censées illustrer. Dans un cas comme dans l’autre, l’arme de la critique historique est maniée avec rigueur et détermination. Hussien Amin montre à ce propos qu’il est le disciple le plus accompli de son père, Ahmad Amin, celui qui a mis en branle le plus vaste mouvement de réécriture de l’histoire intellectuelle islamique. Comme le note Jacquemond, « C’est bien en cela que se situe l’intérêt, et aussi le défi, de la démarche de Hussein Amin : dans cette combinaison entre un postulat de départ d’ordre religieux, et son application, au moyen d’outils intellectuels strictement profanes, à l’ensemble des sources de la pensée musulmane : biographie du Prophète, exégèse coranique, hadith, histoire des sectes musulmanes »3. La devise de Hussein Amin semble être la suivante : « … Notre premier devoir est un devoir de véracité historique. Ce courage exemplaire, dont font preuve les croyants prêts à sacrifier leur vie pour leur foi, doit aussi se traduire par une confrontation franche avec l’histoire, si amère soit-elle, hors du romantisme qui caractérise et déforme trop souvent les visions musulmanes de l’histoire. La foi peut déplacer les montagnes, mais seule la connaissance permet de les déplacer au bon endroit !»4.
L’attitude de Hussein Amin paraît en fin de compte la plus conforme aux exigences extrêmes que peut formuler un croyant moderne, fermement attaché à la foi islamique et bien inséré dans son siècle et dans les représentations proposées par la science et la philosophie contemporaines. « La vocation universaliste de l’islam n’est pas abandonnée, mais ramenée à une éthique, un ensemble de normes et de valeurs dont on attend qu’elles « imprègnent » la vie des individus et des sociétés musulmanes, en dehors de toute crispation formaliste »5. Il en résulte que l’approche religieuse ne peut se substituer à la pratique politique ni, à fortiori, la nier, la religion peut fournir les principes éthiques qui fondent l’ordre social mais non définir les mécanismes par lesquels il devrait être régi - ceux de la démocratie par exemple-, ni, à plus forte raison, les rejeter comme contraires à la foi.
Il s’agit là d’une approche, nous dit Jacquemond, qui « …s’apparente … à celle de M. Said Al-Ashmawy, avocat d’un « fondamentalisme rationaliste et spiritualiste » dont les contours semblent finalement assez proches de ceux de l’islam selon Hussien Amin : l’un et l’autre sont les héritiers d’une tradition musulmane authentiquement libérale et tolérante, qui a connu son âge d’or dans l’Egypte de l’entre-deux- guerres, et que l’émergence récente de courants plus radicaux a conduit nombre d’observateurs, et le grand public à leur suite, à enterrer un peu vite »6.
Il était grand temps de le rappeler. ■

Les notes :
1-    Le Caire, 1987, trad. Et préface de Richard Jacquemond, Ed. El-Fikr, Le Caire et la Découverte, Paris, 1989.
2-    Articles publiés au Caire entre 1986 et 1989, trad. Et préface de Richard Jacquemond, Ed. Al-Fikr, LE Caire et la Découverte, Paris, 1991.
3-    Op. cit., p. 6.
4-    Op. cit., p. 141.
5-    Op. cit., p.7.
6-    Op. cit., p. 8.

9 mars 1998

N°1. L’UMA à l’heure des changements

El Hassabe Hzaïne

Mohamed Bedhri : Privatisation et réforme des entreprises publiques dans les pays de l’UMA. Casablanca : Afrique Orient, 1991.


La problématique centrale de l’auteur a pour point focal la mise en exergue des décalages et des différences de conception de la réforme des entreprises publiques à l’intérieur des pays de l’UMA. Ainsi le Maroc et la Tunisie ont programmé des réformes radicales basées sur la technique de la privatisation, alors qu’en Algérie, et surtout en Mauritanie et en Libye, cette réforme est, soit timorée (simple autonomie accordée à ces entreprises), soit inexistante.
En inscrivant le problème de la privatisation et de la réforme des entreprises publiques dans la dimension maghrébine, Mohamed Bedhri comble un vide dans la bibliothèque francophone consacré au Maghreb et se lance un défi dans la mesure où le champ d’investigation est vaste et complexe : vaste par le nombre de données à traiter et complexe par la pluralité des variables à analyser.
L’analyse comparative des réformes des secteurs publics maghrébins, dont les entreprises publiques constituent l’épine dorsale, tombe à point nommé puisque les pays de l’UMA ont épuisé la voie du développement solitaire national (socialiste ou libéral) et se tournent maintenant, d’une façon timide certes, vers leur intégration régionale ; ce retour au réalisme s’accompagne également d’une restructuration intérieure profonde de leurs systèmes économiques, le poids et l’ampleur de la crise de la dette et du retournement de l’environnement international aidants.
L’auteur étaye sa problématique en examinant cas par cas, sur la base de « données secondaires »1 établies par les gouvernements nationaux ou par des organisation internationales (BIRD…), les péripéties de la réforme des entreprises publiques en réservant la part du lion au cas marocain.
L’expérience marocaine
Elle est très édifiante et représente bien les tergiversations des politiques et développement expérimenté par les pays en développement (PED) ; le Maroc a appliqué bon gré mal gré une politique interventionniste et étatiste au début de la décennie 60, dictée principalement par, l’influence de l’élite politique gagnée par, l’idéologie socialiste et par l’absence d’un secteur privé performant, qui, ajoutée au legs colonial, a donné lieu à la formation d’un secteur public puissant et omnipotent.
Toutefois, les dirigeant marocains étaient toujours conscients de la nécessité de réformer le secteur public, qui constitue un fardeau financier de plus en plus lourd pour l’Etat, mais presque tous les  projets qui se sont succédés (rapport Bahnini, rapport Mackeinzy, réformes du contrôle financier, rapport Jouahri) ont achoppé, en raison de la résistance bureaucratique opposée à tout changement de statu quo et à cause d’une volonté politique timorée, souligne l’auteur.
A la différence des rapports précédents - et en particulier le rapport Jouahri 2 -qui n’ont pas mis l’accent sur la technique de la privatisation, l’étude de la Banque Mondiale retient la privatisation comme seule issue à la crise du secteur public marocain.
Conformément aux recommandations de la BIRD, le Maroc a finalement opté pour la privatisation, après des débats houleux entre le gouvernement et l’opposition. Le modus vivendi, adopté par le parlement marocain, stipule que la privatisation touchera tant le secteur public, que parapublic, à l’exception de six entreprises hautement stratégiques (ONCF, ONE, RAM, OCP, ONPT et ONEP), souligne l’auteur.
D’après cette loi, la privatisation se fera suivant trois modalités : les règles et techniques du marché financier, l’appel d’offre et l’attribution directe à un ou plusieurs acquéreurs. Après examen critique de ces différentes modalités, l’auteur conclut que les techniques du marché financier ne sont applicables que dans des cas limités.
L’expérience algérienne
A l’instar des autres expériences maghrébines, l’expérience algérienne n’a pas reçu la place qu’elle mérite, et n’a fait l’objet que d’un examen succinct.
D’après l’auteur la mauvaise performance des entreprises publiques algériennes et, l’abandon du socialisme, ont été à l’origine du processus de réforme de ces entreprises, qui se sont vues accorder plus d’autonomie dans la gestion. Cette réforme est allée de pair, souligne l’auteur, avec la réhabilitation du secteur privé algérien, et de l’investisseur étranger, qui n’est plus assujetti à la règle du contrôle du capital de la société par l’Etat algérien.
L’expérience tunisienne
A l’image de l’expérience marocaine, et à la différence de l’expérience algérienne où, la privatisation n’est pas à l’ordre du jour, l’expérience tunisienne met l’accent sur la restructuration des entreprises publiques non stratégiques, qui relèvent d’un secteur concurrentiel, et dont la réforme n’entraînerait pas de perturbations ou de régression du secteur en question.
L’expérience libyenne et mauritanienne
Les deux extrémités du Maghreb, la Libye et la Mauritanie, n’ont pas procédé à une réforme globale de leurs entreprises publiques. La Libye a limité la réforme à des secteurs ne concernant que moins de 10 % des recettes de l’Etat, et l’a circonscrite dans les limites permises par l’idéologie du régime, « le socialisme populaire », dans le cadre de coopératives autogérées par les associés « tacharukiat »3, tandis que le gouvernement mauritanien n’a pas inscrit cette question dans son agenda ; la réforme démocratique et l’intégration politique du pays prennent le pas sur la réforme économique.
M. Bedhri a donc le mérite de combler un vide dans le domaine des études comparatives portant sur le Maghreb. La problématique de l’auteur est également originale. Mais la façon dont il l’a étayée prête le flanc à la critique, puisque l’auteur s’est basé uniquement sur des « données secondaires » et qu’il n’a pas toujours bien explicité et analysé les soubassements (les variables, endogènes et exogènes) économiques, sociologiques et politiques de la genèse, de la crise et le réforme des entreprises publiques. ■

Les notes :
1-    on entend par données secondaires « Les éléments d’information rassemblées pour des fins autres que celles pour les quelles les données avaient été recueillies initialement » Benoît Gauthier et autres, Recherche sociale. La problématique à la collecte des données, P.U.Q, Canada, 1992, p. 453.
2-    D’après l’auteur le rapport Mackeinzy est la première tentative d’évaluation d’ensemble du fonctionnement du secteur public. Son objectif était de s’interroger sur le système de gestion et de contrôle de l’Etat sur les entreprises publiques qui souffrait de deux maux : il assurait mal aussi bien la bonne utilisation des ressources que la régularité des opérations (retards, incohérences, irrégularités). Le rapport a recommandé une plus grande autonomie des organismes opérant  dans des secteurs concurrentiels. Il a recommandé également la conclusion de contrats de développement entre l’Etat et les entreprises publiques, et la mise en place d’un comité de vigilance pour superviser le secteur public.
3-    Sous le double effet de la chute des recettes pétrolières, qui sont passées de 21 milliards de $ en 1980 à 5 milliards de $ en 1988, et de l’embargo, le colonel Kadhafi a préconisé la privatisation de certains secteurs non stratégiques comme les hôpitaux, les services, etc. voir « la §Libye privatise sur le mode du socialisme populaire » (AFP), in Economap, n° 654, 2/11/92.

9 mars 1998

N°1. La dualité comme impasse

Abdou Filali-Ansary

Ali Oumlil : Islam et état National, trad. M. Khayati, Ed, le Fennec. Casablanca, 1992 ; Fi Char’iyat al-Ikhtilaf (de la légitimité de la divergence), coll. Notre culture nationale, N° 5, Ed. Conseil National de la culture Arabe, Rabat, 1991.

Le premier de ces deux ouvrages est une traduction en français, réalisée grâce au soutien d’une fondation allemande1, du livre que l’auteur avait publié en 1985 sous le titre : Al Islahiya al-‘arabiya wa al-dawla al-wataniya (le Réformisme arabe et l’Etat national). Déjà au niveau du titre, il paraît remarquable que, entre l’édition originale et la traduction, on puisse remplacer le « réformisme arabe » par l’« islam ».
L’auteur passe en revue un certain nombre de notions essentielles pour la compréhension de l’islam contemporain, telles que l’içlah (réformisme), la fitra (nature, penchant naturel), l’Etat national, la tolérance, etc., ainsi que des moments importants de l’histoire arabe au XXe siècle, tels le « projet de Taha Hussein », le mouvement islamiste et le réformisme arabe.
L’idée fondamentale qui prédomine à travers les développements proposés est celle d’une incompatibilité insurmontable entre la vision islamique de l’Etat et de la société, telle qu’elle se manifeste chez les réformistes, et les conceptions qui sont à l’origine de l’Etat moderne.
La première a donné lieu à ce qu’on appelé l’içlah (réformisme), mouvement qui est apparu parmi les fuqaha (théologiens-juristes musulmans) et non parmi les penseurs modernes, et qui renoue avec l’effort millénaire visant à placer la réalité sociale au niveau de l’idéal islamique.  La seule originalité de ce réformisme moderne, par rapport aux multiples entrepris qui jalonnent l’histoire islamique, réside dans la reconnaissance du retard par rapport à l’occident et dans le désir - un désir, selon l’auteur, fou, irréalisable - d’assimiler les idéaux de l’Europe triomphante dans le cadre de la vision islamique.
D’un autre côté, la conception de l’Etat moderne s’est développée dans un tout autre contexte, celui de la philosophie occidentale libérée des représentations religieuses. Elle constitue également l’aboutissement d’un vaste mouvement social.
Il résulte de cette incompatibilité qu’aucun rapprochement ni aucune forme de conciliation ne peuvent être réalisés entre la vision islamique, statique, recherchant avant tout le retour à un état de perfection an-historique, et les concepts que les réformistes ont « importés » à partir du langage et de la pensée de l’Occident.
Derrière une argumentation qui se présente comme une succession de verdicts, se profite une vision mécanique des concepts, vus comme des éléments figés, invariables, etc. l’auteur semble défendre des thèses pour lesquelles des univers culturels irréductibles coexistent  sans vraiment pouvoir communiquer entre eux. La vie des concepts à travers l’évolution de la société, les transformations profondes que peuvent connaître sociétés et représentations par suite de l’irruption de visions étrangères, les aspirations éthiques qui peuvent s’exprimer à travers des stratégies discursives différentes, ne font pas partie des « objets » pris en considération. Le travail de l’histoire, les desseins des hommes n’ont apparemment, aux yeux de l’auteur, aucun effet.
Malgré ce constat d’une irréductible dualité, l’auteur semble vouloir rechercher, dans son deuxième livre, une légitimation du droit à la divergence, autrement dit à la liberté de penser précisément dans les représentations orthodoxes traditionnelles. En fait, la légitimité de la divergence d’opinion (ou plutôt du droit de soutenir des opinions différentes) est recherchée dans le cadre de l’expérience passée, celle de cet âge d’or qui travaille la pensée des musulmans, où l’islam se sentait suffisamment fort pour affronter l’« Autre » ou les autres.
Il s’agit moins d’une recherche de « légitimation » au sens traditionnel, de la justification d’un droit  par une argumentation théologique ou historique, que d’un passage en revue de certains moments de l’histoire islamique où l’ « autre » était particulièrement présent et où un dialogue s’est produit entre l’islam et son antithèse, où des divergences sortant du cadre des différences légitimes tolérées par l’islam se sont produites et ont été enregistrées. Ce passage en revue n’a toutefois rien d’un travail systématique sur la perception de l’Autre chez les musulmans, comme ceux d’un Bernard Lewis2 ou d’un Aziz al-Azmeh3. Les cas choisis pour illustrer la pratique de la « divergence d’opinion » dans l’histoire arabo-islamique sont ceux des controverses entre mu’tazilites et manichéens, des observations d’Al-Biruni à propos de l’Inde et des indiens, les confrontations entre Morisques et chrétiens dans l’Espagne du XVIe siècle et enfin les joutes récentes entre islamistes et modernistes. La question principale, formulée à la fin de l’ouvrage, est la suivante : « Aujourd’hui, lorsque nous revendiquons le droit à la divergence des opinions, comme l’un des Droits de l’Homme et comme fondement du système démocratique, jusqu’à quel point pouvons-nous trouver dans notre héritage culturel un fondement pour notre démarche4 ? ». la réponse est que les moments de l’histoire islamique où la divergence a été tolérée sont rares et discontinus et que, au contraire, ce qui a prédominé c’est plutôt l’idée de l’unicité de la vérité, l’idée qu’il ne saurait y avoir, comme nous le concevons aujourd’hui des approches multiples, une vérité relative et changeant, mais seulement une vérité unique et absolue, face à l’égarement et à l’erreur qui eux, peuvent être multiples et divers.
L’auteur s’arrête à ce constat et laisse bien des questions en suspens. L’impression d’impasse est encore plus présente que dans l’ouvrage précédent. Suffit-il de se demander si des sociétés et des représentations médiévales sont compatibles avec des traits constitutifs des sociétés modernes ? La vision historiciste, à laquelle l’adhésion est déclarée, ne devrait-elle pas amener à partir de la coupure entre société et représentations médiévales d’une part et sociétés et représentations modernes de l’autre à tenter de comprendre les transformations qui se sont produites, l’évolution qui a généré les attitudes et les attentes contemporaines ?
En termes plus clairs, peut-on se contenter du constat que l’islamisme d’aujourd’hui se réduit à une tentative de retour à une vision médiévale de la vérité ? Pour quelles raisons pareille revendication peut-elle se manifester, avec la véhémence que l’on connaît, dans le monde d’aujourd’hui, où la modernité a accompli des changements profonds et irréversibles ?
Peut-être n’est-ce là, en fin de compte, de la part de l’auteur, que des études préliminaires et qu’il apportera dans un avenir proche de plus amples développements que ces questions. ■

Les notes :
1-    Fondation Konrad Adenauer.
2-    Comment l’islam a découvert l’Europe, coll. Tel, éd. 1984.
3-    Al-Arab wa al-Barabira : Al-Muslimun wa al-Hadarat al-Ukhra (Les Arabes et les Barbares : les musulmans et les autres civilisations), Riad El-Rayyes Books, Londres, 1991.
4-    Op. cit, p. 91.


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9 mars 1998

N°1. Sens et puissance au Maroc

Abdellah Saaf : Politique et savoir au Maroc, S.M.E.R., Rabat, 1991.

Dans l’introduction de politique et savoir au Maroc, A. Saaf se propose de répondre à « trois séries d’interrogations » :
-    les rapports entre savoir politique et pouvoir dans le Maroc indépendant ;
-    Ceux de la science sociale et de la domination coloniale ;
-    Et, enfin, le développement des recherches en sciences sociales en rapport avec la restructuration de l’univers politique dans le Maroc d’aujourd’hui.

La première série d’interrogations sera entreprise à travers les itinéraires intellectuels et politiques des chercheurs en sciences sociales (les « social-scientifiques ») les plus représentatifs (les « intellectuels centraux »). Trois noms, trois itinéraires ont été retenus ici : ceux de Paul Pascon, Abdellah Laroui et Abedlkébir Khatibi.
« Figures centrales des années soixante-dix », dont ils symbolisent les grands courants intellectuels, ces trois personnalités appartiennent à la même génération, ont vécu le même type d’expérience historique, reçu le même genre de formation et ont eu des carrières universitaires semblables.
Ils ont eu affaire aux mêmes protagonistes intellectuels, développé des relations particulières avec la gauche issue du Mouvement national et le marxisme, dont ils se sont démarqués, à constitué pour eux un univers de référence.
Par sa quantité et sa diversité (tous les genres d’écrits dans la quasi-totalité des disciplines des sciences sociales) comme par sa portée scientifique et son « envergure humaine », l’oeuvre de P. Pascon est si impressionnante qu’elle éclipse toutes les productions antérieures dans son domaine.
C’est aussi une oeuvre qui a fini par « sécréter » une impressionnante infrastructure (groupes de recherche, bureaux d’études, impression, édition, etc.) qui a représenté un véritable pouvoir « lui permettant de créer de l’information à l’ombre du pouvoir pour servir loyalement celui-ci » (p.21).
L’itinéraire de P. Pascon est ainsi résumé par ce raccourci « technique » dès le départ. Mais  A. Saaf prend toute la peine qu’il faut pour nous retracer  les étapes qui ont mené cet homme au stade de « technocrate », « expert », « conseil », « développeur », préoccupé par la gestion loyale des projets de l’Etat » (p. 29).
P. Pascon a eu « toute une histoire avec la politique »(p. 24), celle de la gauche marocaine, en particulier et, plus particulièrement encre, avec le marxisme. Il a eu, d’abord, « longtemps des adhérences avec les communistes » (ibid.), pour considérer, ensuite, le marxisme, tout simplement, comme « une approche qui permet de voir ce qu’il y a en-dessous du voile » dont la société se couvre (p. 28), avant d’aboutir à la conclusion que « la méthode marxiste... ne résout pas tout et n’est pas la seule » (Ibid), etc.
Cette « histoire »est sous-tendue par une réflexion constante et lancinante -d’autant plus qu’elle n’est pas purement méthodologique, épistémologique, théorique... spéculative - sur les contradictions entre sociologie scientifique et « sociologie manipulatoire » (p. 22), domination et « critique de la domination qui renforce la domination » (p. 23), l’engagement de l’intellectuel en tant que militant politique et son engagement à titre de chercheur.
Au terme de son parcours, P. Pascon en arrive à renvoyer « pouvoir et contre-pouvoir... dos à dos » (p. 30) et à adopter une attitude dévalorisante envers la politique sous l’influence, la pression du contexte. Un contexte caractérisé par « les impasses de la politique, les échecs des autres [...] en particulier la moins efficace des politiques de l’heure, celle des partis... » (Ibid).
C’est dans le même contexte, celui de la crise des partis politiques issus du mouvement national et du désarroi de l’intelligentsia arabe consécutif à la défaite de juin 1967, que le nom d’A. Laroui s’est imposé.  Ses interventions étaient devenues des événements, des repères intellectuels incontournables parce que son message tombait dans une situation de disponibilité, d’attente et ne pouvait manquer de susciter des réactions intellectuelles diverses.
Ce message, par sa forme autant que par son contenu, semblait répondre à cette attente. Rejetant la « théorie contemplative » et la philosophie spéculative, il relève de l’idéologie et s’assume comme tel. Affirmatif et tranchant, doctorat et didactique, le message de Laroui synthétise et conclut bien plus qu’il n’interroge ou problématise. Critique et polémique il prend pour cible « les figures les plus avancées dans les élaborations politiques et sociales des nahda arabes (libéraux, salafistes, marxistes, nationalistes...) » (p. 35).
C’est à partir de l’action politique que Laroui a mené se réflexion. Dans son Idéologie arabe contemporaine, il entreprend l’étude de l’ « appareil conceptuel » qui sous-tend «l’activité politique et culturelle des Marocains d’aujourd’hui » en partant du constat d’ « impuissance politique et de ... stérilité intellectuelle [de]  l’élite ». Il aboutit à cet autre constat de décalage entre idéologies arabes et expression de la réalité et préconise l’historicisme comme unique voie qui puisse permettre « aux arabes de participer au présent universel et de penser l’avenir possible en des termes communs à ceux du reste de l’humanité » (p. 39).
Et, pour que cet historicisme n’aboutisse pas à une sorte d’aliénation à l’Occident, il fallait qu’il fût marxiste. Le marxisme, disait A. Laroui dans la Crise des intellectuels arabes, « fournit une idéologie capable de refuser la tradition sans paraître se rendre à l’Europe, de refuser une forme particulière de la société européenne sans être obligé de revenir à la tradition ». (cit. P. 40).
Instrument de modernisation, de progrès, l’historicisme est un instrument que l’élite intellectuelle devait assimiler et pratiquer dans « la critique de la pensée salafiste et ses absolus, la question des minorités, de la démocratie... et dans le cadre de sa démarche dans les domaines politique, économique social et culturel » (p. 41).
Critique culturelle et édification idéologique étaient, donc, inscrites dans un projet politique ancré dans son contexte historique déjà  évoque ici. Projet politique que A. Laroui tenta de  concrétiser dans certaines occasions en associant le geste politique au discours idéologique.
Or, dit A. Saaf, à partir des Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain et, peut-être, en filigrane dans ses écrits antérieurs, la pensée politique (et les positions de Laroui amorce un tournant décisif, en rapport avec l’affaire du Sahara. Il met désormais l’accent sur la consolidation de l’Etat, la réconciliation de la société et de l’Etat, la légitimation de l’Etat...
Lors d’une cérémonie où il présenta au nom de ses co-auteurs un ouvrage hagiographique au Roi, il laissa l’impression que « le critique déterminé, le pourfendeur de l’idéologie arabe contemporaine », le chantre de la « modernité, rationalité, démocratie, légalité... un des théoriciens les plus écoutés de la gauche locale, régionale et même dans le tiers-monde, cédait la place... à un historiographe officiel, comme le pays en a tant connus par le passé » (p.56).
L’oeuvre de A. Khatibi, abondante et diverse, elle aussi, est surtout éclatée, difficile à classer, déconcertante. Ce n’est pas pour autant que l’on peut considérer le directeur de l’ex-institut de sociologie et du B.E.S.M (Bulletin économique et social du Maroc, devenu signes du présent) comme un social-scientifique marginal.
Il est, tout simplement, un intellectuel très peu académique, anti-conformiste et délibérément déroutant.
Explorer les « zones marginales occultées ou désertées » (p. 62) de notre culture, démystifier les évidences faciles, conventionnelles et habituelle, entreprendre une critique radicale des discours théologique, salafiste ou techniciste, telle serait, en résumé, l’entreprise de cette pensée difficile à cerner ou à réduire.
Cette critique des discours dominants en néglige pas les « contre-discours », dont le discours marxiste dans sa version historiciste. Au caractère universel (absolu) de l’histoire, elle oppose une pensée de la différence, en marge de la métaphysique et de la théologie, qui refuse la clôture et la suffisance.
Ce faisant, Khatibi ne se borne pas à opposer une philosophie négative à la philosophie positive, mais à une pensée décentrée aux horizons multiples. « Le problèmes de l’identité et de la différence se donne ainsi comme un problème politique... » (p. 68).
Une (re) lecture des « dits » et écrits (individuels ou collectifs) de Khatibi permet ainsi de faire ressortir les points de jonction entre ces textes et leur contexte historique et politique. « Les rapports de Khatibi avec la politique ne sont pas des rapports simplement intellectuels [...]. La symbolique et la thématique adoptées le situent clairement à gauche [...] Droit d’expression démocratique [...] lutte et lutteurs de classe, le peuple et le populaire, l’oppression et l’émancipation... » (pp.71-72) sont des constantes de sa réflexion politique aux « tendances anarchiques et [vers] un nihilisme émancipateur » (p. 74).
L’écrivain se transforme ainsi en mystique aussi populaire que savant, en mejdoub. Et comme c’est une mystique « où il ne s’agit pas de faire don de soi » (p. 75), on a pu penser qu’à partir d’une certaine période, dominée par les Figures de l’étranger et la réflexion sur l’étrangeté, Khatibi a pris ses distances avec la société marocaine.
Mais, conclut A. Saaf, c’est peut-être là « un mode différent de rapport à la politique », un « départ radical... impliquant plus fortement encore ce qui est en jeu dans la société » (p.78).
A la manière de Laroui - qui apparaît ici comme la figure centrale de la trilogie et dont l’itinéraire est le plus franchement contrasté - A. Saaf replace les trois itinéraires qu’il a reconstitués dans les « anciennes traditions de lettrés » et les inscrit dans « des démarches permanentes de l’univers intellectuel marocain : celle du faquih, en retrait par rapport à la politique, celle du légiste rôdant dans les pourtours du pouvoir, ou celle du soufi se dissolvant dans les flux qui agitent les profondeurs occultées de la société » (p. 78).
La rétrospective entreprise au second chapitre de politique et savoir au Maroc propose au lecteur trois autres itinéraires de trois chercheurs en sciences sociales dans leurs rapports avec leurs « prince », en l’occurrence ; le pouvoir colonial. (Notons que le livre d’A. Saaf est trilogique d’un bout à l’autre : trois chapitres comportant chacun trois parties).
Michaux-Bellaire, l’accumulateur de monographies, est un empiriste pointilleux dans sa description de la réalité de la société marocaine, et qui a mis à la disposition de l’Administration coloniale « un diagnostic minutieux, ouvrant de larges perspectives sur le choix des alliés les plus fidèles et les plus efficaces afin d’éviter une occupation difficile, voire douteuse » (p. 90).
Robert Montagne est, lui aussi, un « empiriste radical » qui, dans une étape ultérieure de la domination coloniale, inaugure les « grandes élaborations théoriques » (p. 92) et dont l’œuvre fut considérée comme une « Bible » du Protectorat. « Savant mobilisé au service du prince, savant « politique » », il est bien plus « technicien » que « conseiller » : « technicien délimitant le terrain politique… d’une dominance qui ne pourra être que plus abruptement politique encore » (p. 101).
L’itinéraire de Jacques Berque est constitué de deux étapes principales : l’administration qui « circulait dans un cadre colonial et s’efforçait par son savoir de le consolider. Exclu des cercles intimes au pouvoir colonial… il entama, à travers la science, une expérience décoloniale » (p. 114).
La conclusion de ce second chapitre s’interroge sur les possibilités et les « obstacles à la science pure » en matière de sciences  sociales et de savoir politique, sur l’inévitable « compromission de la science dans le contexte de la domination coloniale et note que « l’observation est sans doute également valable pour le recherche social-scientifique… d’inspiration nationaliste » (p. 114).
En lisant dans le titre du troisième chapitre : « Redéploiement du savoir politique », on est tenté de croire à une intention de l’auteur d’opposer ce « redéploiement » à la rétrospective du chapitre précédent et à l’impression de repli et de retraite que laisse le premier chapitre. Il n’en est rien. La « science politique d’accompagnement », qui a succédé à celle de l’époque coloniale est plutôt éparpillée, électrique et faisant de la « théorisation à petite distance » (p. 122).
Les recherches entreprises depuis le début des années soixante dans un cadre universitaire s’inscrivent le plus souvent dans le cadre des disciplines autres que la science politique et font preuve d’un conservatisme juridiste et d’un manque d’audace remarquable.
Le redéploiement de la science politique au Maroc et encore une éventualité hypothéquée par la remise en question des « hypothèses et thèses fortes d’un Waterbury, d’un Rémy Leveau, d’un Palazoli, d’abord ; ensuite, en démêlant la politique des « autres dimensions qui lui sont étroitement liées » (p. 136).
En dépit du « statut d’observateurs objectifs que s’imposent [que nous imposent ? (MB)] les social-scientifique » (p. 10) - et A.Saaf en est un - l’intérêt de ce livre vient du fait qu’il ne tient pas cette gageure. Passionnant, parce que passionné, surtout dans son premier chapitre ; il nous pose un problème de lecture que l’on est bien obligé de mentionner. Les questions soulevées dans les deux derniers chapitres, malgré tout l’intérêt qu’elles puissent avoir, paraissent bien refroidies ou encore tièdes après les interrogations plutôt brûlantes du chapitre premier. ■



9 mars 1998

N°1. Entretien avec Abdelkebir Khatibi

De la double critique au bilinguisme, Abdelkebir Khatibi tente depuis des années à travers son oeuvre l’aventure « mystique » d’une pensée-limite travaillée par l’idée de la dualité. Déjouant les oppositions rassurantes, accomplissant au détour de chaque phrase un « pas au-delà », Khatibi se définit lui-même comme un styliste du langage, oeuvrant au carrefour de la sociologie, de la psychanalyse, et de la sémiologie.
Comment se situe-t-il dans les débats actuels, comment conçoit-il son oeuvre et sa recherche, telles sont quelques-unes des questions auxquelles il a bien voulu répondre dans l’entretien qu’il a accordé à Prologues.

Prologues :  Les sociétés arabes semblent aujourd’hui divisées en deux blocs inconciliables : l’un adhère aux valeurs de la modernité, tandis que l’autre refuse l’hégémonie de la culture occidentale et prône le retour à la matrice islamique fondatrice. Pourquoi, à votre avis, ce débat qui anime le champ intellectuel et social arabe est si fort et si passionnel ? Et comment votre « double critique » pourrait-elle aller au-delà de cette confrontation entre défenseurs et détracteurs de la modernité ?
A. Khatibi : Les défenseurs et les détracteurs de la modernité ? Leur opposition violente ? Avant de vous répondre, ne convient-il pas de montrer du doigt ce qui inhibe aujourd’hui les sociétés arabes, pour voir tant soit peu sur quoi se fonde cette opposition, où elle s’inscrit, sur quel fond de crise ? J’ai eu l’occasion, ailleurs, de dire que ces sociétés sot handicapées par cinq facteurs (au moins) : la faiblesse de la société civile, la nature à tendance despotique du pouvoir politique, le manque flagrant de savoir-faire technique, le poids théocratique, qui empêche de distinguer l’Etat de la religion, et la faiblesse de l’image que le monde arabe a de lui-même et des populaires qui le composent. L’opposition dont vous parlez est un effet de ces handicaps. Chez les islamistes, c’est une fuite dans le passé. D’ailleurs, j’utilise l’expression « nouvelle tradition » pour sortir de l’opposition « tradition » et modernité. « La nouvelle tradition » est en fait tout ce que la civilisation technique - découvertes, faits et valeurs - introduit dans notre monde. Cette civilisation restructure notre rapport à notre passé, à nos traditions, elle les crible, les remodèle tout en rejetant quelques éléments. C’est pourquoi je suis délibérément pour l’apprentissage de tout ce qui est acquis par la nouvelle tradition. C’est le sens même de ma double critique. Les modernistes et les islamistes sont déchirés par cette opposition assez manichéenne entre « modernité » et « tradition », et qui n’est pas appropriée à la complexité de notre monde actuel. A quoi sommes-nous actuels ? Telle est, en effet, la question. Il faut de ce qui est, et non des fantasmes d’origine ou de rupture radicale avec notre passé. Or, nous vivons cette actualité d’une manière discontinue. Nous souffrons de notre retard, nous nous plaignons continuellement alors qu’il s’agit de travailler à partir de cette souffrance même. L’homme ne travaille qu’à partir de l’obstacle, à partir de ce qui provoque sa volonté. Ce déchirement peut être aussi bien source d’une plainte éternelle et du cri de celui qui est perdu dans le monde, comme il pourrait être un symptôme, un indice qui nous montre du doigt là où la pensée a sa tâche. S’approprier la connaissance de l’actuel, c’est du coup, sortir de l’inhibition et agir avec notre force réelle.
Dans un sens, le modernisme et l’islamisme se soutiennent mutuellement, ils se nourrissent réciproquement : l’un est le mal de l’autre, et son frère ennemi.
Ce que je pense, c’est que la sortie vers la nouvelle tradition dépendra, dans une large mesure, du développement, du niveau de développement de nos sociétés, de notre capacité d’intérioriser le savoir-faire technique, et de libérer en nous l’esprit de discernement. L’opposition est en chacun de nous, dans notre déchirure interne, dans notre apathie, notre complaisance vis-à-vis de notre passé. L’islamisme en est un symptôme criant. Son rêve est d’arrêter le temps, de l’immobiliser. C’est un rêve d’éternité à bon marché. Il révèle aussi quelque chose d’important dans la force régressive de nos sociétés. Il faut continuer à le prendre au sérieux, dans la mesure où il perpétue une tendance profonde des sociétés arabes et leur fascination par le passé. Faut-il répéter que ces sociétés sont des sociétés de commandement et de servitude dirigée, volontaire ou pas !

Prologues :  il est difficile pour le critique de classer vos écrits dans l’une des rubriques habituelles de la recherche sociale ou de la création littéraire. Est-ce que votre manière de déborder les frontières conventionnelles des différents genres d’écriture, de marier le concept de la figure et d’expérimenter de nouvelles formes d’expression, correspond à une approche particulière de la pensée et de l’écriture ?
A. Khatibi : Peut-être ai-je brûlé quelques cartes de ma vie et de ma manière de penser ? Il arrive, vous savez, qu’on improvise sa vie selon la force du désir. Peut-être n’ai-je jamais choisi entre deux voies : celle de communiquer un savoir, et celle de le garder secret. Je le sais. On m’interroge de temps en temps sur cette indécision. Elle est réelle. Et on a raison de me faire préciser les choses.
La réponse la plus valable que je puisse avancer, c’est que je suis un styliste avant tout, un styliste des idées et de leur mise en forme. Dire en peu de mots le plus de sens me paraît la règle première de ce style. Il y a ensuite l’ordonnance, le rythme, la coordination entre les idées et les sensations, etc.
Entre le concept et la figure (vous faites sans doute allusion au dernier livre de Deleuze-Guattari), il y a place pour des sensibilités pensantes qui construisent peu à peu une oeuvre sans la systématiser ni en forcer l’ensemble. Mais la vie est, n’est-ce pas, une oeuvre sans la systématiser ni en forcer l’ensemble. Mais la vie est, n’est-ce pas, une échéance. Il faut donc répondre. Avec le recul, je pense qu’il y a des textes que j’aurais écrits autrement aujourd’hui. Je ne suis pas un homme du « concept ». Or, le concept est une des plus grandes inventions de l’esprit philosophique et scientifique. Les concepts dont je me sers, je les utilise selon mon style, et pas du tout selon leur logique interne : de même la figure. Ce qui me préoccupe, c’est le style qui s’accorde à telle ou telle pensée, à telle ou telle sensation ou perception : c’est le rythme qui lie les choses à la langue qui les exprime, qu’importe le thème (il m’arrive d’en changer rapidement). Mais transplanter de la vie dans l’écriture, voilà ma passion, ma tâche.
J’aimerai inventer un ou plusieurs genres d’écritures et de pensée. J’expérimente, je lis, je sui à l’écoute de l’inédit et de ce que je n’ai jamais capté. Rien ne me ravit plus que de découvrir le ton d’un nouvel auteur, le mouvement émotif de sa pensée. C’est sûr, je désire personnaliser tout ce que j’écris. C’est toujours un risque de s’affirmer ainsi.
Mais peut-être aussi que le style suffit pour justifier la vie, une vie, et la mort, une mort : pourquoi pas je me dis parfois : non seulement je dois parler en mon nom, mais au nom de ceux qui sont silencieux, obligés de l’être.
Lorsque j’écris un récit, je me promène beaucoup, puis je m’assoies de temps en temps, je lis sur les visages, dans les allures et les démarches, dans le croisement des rues et leur topographie, tout ce qui m’arrive comme signes, comme émotions. La réalité est comme une tapisserie. Il suffit de tenir un fil, de se laisser guider par la force du moment. Celui qui écrit désire vivre à la fois le passé, le présent et l’avenir. C’est pourquoi cette simultanéité temporelle est proche, pour moi, de la musique. Il s’agit de trouver le ton juste.

Prologues :  A l’occasion de la réédition d’Amour bilingue, il serait intéressant de se pencher à nouveau sur cet aspect fondamental de votre réflexion, l’idée de bilinguisme, et celle qui lui est afférente, l’idée de traduction. Croyez-vous qu’il soit possible de penser le mouvement de la traduction, non seulement comme la condition du bilinguisme, mais aussi comme origine des langues ?
A. Khatibi : Toute la tâche du bilinguisme consiste à séparer les deux langues, à les parler et à écrire séparément, sans briser leurs frontières, ni les dissoudre. Un bon bilinguisme parle parallèlement deux langues sans confusion. Il traduit ses émotions, ses perceptions, ses idées, tantôt dans une langue, tantôt dans l’autre. Dès qu’on parle bien une langue, on doit obéir à sa loi de structure et de fonctionnement. Il y a donc plusieurs types de bilinguisme.
Or, qu’avez-vous constaté au Maghreb dans le domaine de la littérature maghrébine ? La plupart de ces écrivains parlent l’arabe et parfois l’amazigh (le berbère, dit-on), et écrivent en français. Ils parlent dans une langue et écrivent dans une autre. C’est cette discontinuité qu’ils avaient à résoudre dans une forme littéraire inédite ? L’ont-ils fait ? Je pense que Khatib Yacine et M. Dib ont pu approcher cette forme, à la fois poétique et très proche du mythe.

Prologues :  Reda Bensmaïa disait, à propos d’Amour bilingue, que ce récit aurait marqué un avant et un après dans la réflexion sur le bilinguisme au Maghreb. Quel était, selon vous, l’état de la question avant la parution de ce récit et dans quel sens l’a-t-il transformé ?
A. Khatibi : Il parle d’un coup de force que j’aurais opéré. Peut-être a-t-il raison ? En tous cas, j’ai donné ma réponse (textuelle) dans Amour bilingue. Le bilinguisme n’est pas un cas langagier parmi d’autres. Il est un fait de structure inhérent à toutes les langues. Telle est mon hypothèse. Ce bilinguisme structurel, la linguistique l’appelle diglossie, entre parole et écriture. Je n’écris pas comme je parle. Il y a dissymétrie, différence de ton, de style, de rythme

Prologues : Par rapport à certains textes maghrébins (les vôtres, ceux de Meddeb, de Khaïr-Eddine, etc., mais aussi de d’un auteur comme Goytisolo), qui posent des problèmes particuliers du point de vue du récit et de la narration, la réflexion des dernières années sur la littérature et l’écriture a-t-elle permis une analyse plurielle, moins rattachée au formalisme ? en d’autres termes, la critique littéraire au Maghreb permet-elle une lecture plus éclatée des textes, s’éloignant d’un certain didactatisme ?
A. Khatibi : Le rêve de l’écrivain est d’inventer le lecteur, c’est-à-dire de libérer la force inhibée de son imagination, de sa sensibilité, de sa pensée. Ce désir, je le sens avec passion. Comme les écrivains, les lecteurs sont rares. On n’accède pas spontanément à la « bonne lecture ». Elle exige à la fois une connaissance précise de la langue, une sensibilité aguerrie à l’art de la surprise et de l’étonnement, le goût du détail et de la forme, l’amour du risque de la pensée... autant de traits qui définissent le lecteur dont je vous parle.
La critique est d’abord l’expression d’une bonne lecture. Je regrette, mais elle est si rare que je me sens parfois triste devant les articles et les études qu’on écrit sur moi. J’ai l’impression qu’il ne s’agit pas de moi, mais d’une pure projection. Je cherche des lecteurs et des critiques complices, des partenaires qui puissent m’offrir de leur intelligence, de leur pensée sensible. Oui, la lecture est le partage d’un don.

Prologues :  Dans l’une de ses récentes études. Abdellah Saaf a essayé d’expliquer le rapport des intellectuels marocains contemporains au pouvoir politique. Il a ainsi décelé dans le champ intellectuel marocain trois attitudes distinctes dont l’une serait, selon lui, incarnée par votre propre démarche intellectuelle. Vous n’êtes, d’après cette typologie, ni incarnée par votre propre démarche intellectuelle. Vous n’êtes, d’après cette typologie, ni le « fqih » qui essaie de rester en retrait par rapport au politique, ni le légiste qui s’allie au pouvoir, mais l’héritier de l’attitude du soufi attentif aux « flux qui agitent les profondeurs occultées de la société ». Est-ce que vous vous reconnaissez dans cette définition ?
A. Khatibi : Je ne suis pas un intellectuel typique, bien qu’il soit difficile de classer mes études, comme vous le disiez. Normal que des chercheurs analysent mes écrits selon leurs évaluations et leurs classifications.
Dans un sens, je me sens solidaire de ce que dit Saaf. Voici un politologue de formation qui est sensible aux forces, à certaines forces directrices de l’écriture. Son travail est remarquable. Il met le doigt sur mes points d’ancrage dans ma propre société. Nous sommes tous héritiers de la bonne et de la mauvaise tradition. La mystique, pour moi, représente une bonne tradition. Pourquoi ? Elle oriente la vie intérieure vers une expression à la fois pensante et sensible au dehors absolu. Nous nous acclimatons plus ou moins à la vie, à sa durée. Mais nous sommes souvent trop pressés de vivre et de mourir. La mystique est une technique de méditation. Elle rencontre l’art, la pensée, dans cet espace d’intimité productrice qu’il faut absolument protéger. C’est de cette mystique-là dont je parle et non d’une autre.
Je me sens donc solidaire de la lecture de Saaf. Et en même temps, je continue mon chemin. Oui, j’ai lu effectivement une partie de la littérature mystique (islamique, chrétienne, judaïque, sans oublier le taoïsme), dont l’expérience intime est une question de foi. La foi faite texte. Elle me permet de mieux comprendre un des paradigmes de civilisation, que je traduis, à ma manière, dans mes écrits qui sont loin d’être une négation du corps. Par exemple, l’ange pour moi n’est pas celui de Shohrawardi, mais un être réel que je ne fais que toucher du regard. Cet être n’est pas inaccessible, mais je ne l’admire qu’à distance. Telle la femme qui réveille en vous un désir naturel ; mais qui doit se contraindre. L’ange est la limite de cette contrainte. Si vous traduisez ainsi tout le langage mystique, vous verrez qu’il est proche de tout désir inaltéré...
Maintenant relisez le Livre du sang dans cette perspective.

Prologues :  Vous êtes à l’origine de la mutation profonde qu’a connu le Bulletin économique et social du Maroc, principal espace scientifique et éditorial pour la recherche sociale au Maroc. Quel sens entendez-vous donner à ce changement ? Et quels seraient, selon vous, les nouveaux signes du présent que cette recherche devrait déchiffrer et analyser ? Et comment un tel travail devrait être mené ?
A. Khatibi : C’est une bonne occasion de préciser les choses. Le Bulletin économique et social du Maroc a été créé en 1933 par une société d’études, qui était animé plus par des praticiens de l’économie que par des chercheurs. C’était une revue proche du milieu patronal de l’époque.
Lorsque nous avions repris sa publication. Nacer et Fassi et moi, nous l’avions fait dans le cadre du tout jeune institut universitaire de la recherche scientifique. C’était en 1965. Notre but était de participer, tant soit peu, au développement intellectuel du pays. Et vu mes préoccupations de l’époque, j’ai ouvert la revue aux nouveaux courants des sciences sociales : la sémiologie, la linguistique, la philosophie, tout en sauvegardant les acquis du passé. Ce passé était économiste. Il l’est resté jusqu'à le refonte du B.E.S.M. en 1987. Ce qui m’a mis en conflit avec des économistes comme Habib El Malki.
Le B.E.S.M. a donc continué son travail académique jusqu’en 1987. Il faut signaler d’autres faits : l’arrêt de la subvention accordée au B.E.S.M. par l’Institut universitaire de la recherche scientifique (ce qui a été désastreux pour le budget de la revue). L’instabilité du comité de rédaction, la création de revues semblables dans d’autres facultés des sciences économiques, autant de handicaps qui nous ont poussés à imaginer une solution. Moi même, je ne voyais plus d’intérêt de continuer dans la même voie, surtout que l’économie politique dans notre université ne progressait pas : pas de concepts vraiment nouveaux, pas de méthodes adéquates. Souvent nous avons affaire à des études descriptives, rarement analytiques. J’étais découragé par cette apathie de pensée.
Effectivement, je voulais provoquer un tournant au cœur même de l’orientation de la revue.
En 1987, après une journée d’études consacrée à la revue, il a été décidé de rénover le traditionnel B.E.S.M. et de lui donner un souffle nouveau. L’éditorial du N°1 de Signes du présent précise l’orientation globale de la nouvelle équipe de rédaction. Je pense qu’il n’est pas inutile de rappeler au lecteur une partie de cet éditorial

Prologues : « Le premier numéro de cette nouvelle version de notre revue est entre vos mains et sous votre regard. Comment avons-nous changé de version pour que le regard du lecteur puisse nous accompagner ?
A. Khatibi : Si, en quelques mots, je voulais caractériser cette nouveauté, je dirais, qu’en se tournant vers les chemins technologiques, notre revue est appelée à s’internationaliser, c’est-à-dire à pluraliser sa démarche, ses méthodes, son style.
Pour consolider ce qui a été acquis par la revue, nous continuerons à publier des études économiques et sociales ; ces études constituent en quelque sorte notre publication traditionnelle depuis la fondation de la revue en 1933.
D’autre part, nous explorerons désormais un autre type d’analyse, celui de l’expansion technique par rapport aux structures économiques et sociales du Maroc, culturelles aussi. Notre objectif est donc à la fois national et international, ce qui explique la présence « croisée » des signatures dans ce numéro.
Elargir la pluridisciplinarité et l’assouplir selon un certain rythme (qui et vertigineux) de la vitesse et de l’accumulation du savoir : telle est notre autre ambition, mais qui reste modeste dans ses visées les plus immédiates.
Il faut préciser aussi que chaque numéro est consacré à un dossier, à une thématique qui couvrirait un champ de savoir suffisamment cohérent pur que chaque numéro tienne sa promesse, obéissant à une certaine rigueur tout à fait ouverte, comme une petite fenêtre sur le monde : coder, décoder les signes du présent qui sont autant d’indicateurs à une mémoire en devenir. »
Nous avons publié 6 numéros, mais, faute de moyens, nous avons dû céder (provisoirement) le droit de publication à l’édition SMER. Nous avons ainsi fait paraître l’ouvrage la Société civile au Maroc.
Je sais bien que ce changement du B.E.S.M. a été critiqué, au sein même de notre comité de rédaction. Je ne changerai pas de point de vue. Tout ce qui est de l’ordre de l’innovation, au service de la pensée et de l’art, me paraît être la tâche première de l’intellectuel. Je pense qu’il faut introduire de nouveaux paradigmes de pensée dans la production de notre savoir. Il convient de multiplier les structures d’accueil pour le travail réellement intellectuel ■

Réalisé par Isabelle Larrivée et Mohamed Sghir Janjar

9 mars 1998

N°1. A propos de livre de Yahd Ben Achour :


« Politique, Religion et Droit dans le Monde arabe »

Ben Achour, Politique, religion et droit dans le Monde arabe, Cérès-Eddif, Tunis-Casablanca, 1992.

Lire et écrire entre les lignes : tel est l’exercice qui se propose à nous dans les colonnes qui suivent. Livre et écrire au sujet de l’ouvrage de Yahd Ben Achour : Politique, religion et droit le monde arabe.
La lecture d’abord, celle d’Abdou filali-Ansary, expose les grands axes de réflexion tracés par le juriste tunisien sur la question du conflit opposant tradition et modernité au Maghreb.
L’écriture ensuite, d’Ali Mezghani, qui opère, à partir du même ouvrage, une libre dérive mettant en évidence le parti pris de l’auteur pour la modernité.
Cette double approche de l’ouvrage de Ben Achour montre bien l’intimité y liant la rigueur à l’originalité.

Abdou Filali-Ansary

Tradition et modernité au Maghreb : la réponse d’un juriste

Dans son dernier ouvrage, Yahd Ben Achour donne l’impression de vouloir travailler, à son tour et son point de vue, sur les différentes péripéties que prend au Maghreb le conflit entre tradition et modernité. Il le fait « à son tour », parce que cette entreprise est menée pratiquement par tous les penseurs arabes contemporaines, au point de donner à croire qu’ils se sentent tous obligés, depuis près de deux siècles, de se soumettre à cet exercice, de « remettre leur copie » sur ce sujet. Il le fait « de son point de vue », parce que la préoccupation du juriste est évidente dès le titre, qui affiche trois notions au lieu des dualités habituelles1. Ce qui fait donc l’intérêt particulier de cette approche, c’est qu’elle se propos de rechercher, à l’intérieur d’un champ visible et déterminant comme le droit en profondeur que vit le monde arabe depuis plusieurs décennies.
Désenchantement et multiplicité des discours
Apparemment, ce qui se passe, la transition d’une société moderne, est un phénomène déjà connu : « Tel est le paysage central de la transition au niveau de manière de comprendre. Conséquence : le verbe reflue du champ de la connaissance générale pour se cantonner dans le domaine des croyances. Pour nous aussi, c’est le désenchantement du monde qui commence »2. Mais en fait les choses sont bien plus complexes. Déjà, l’opposition entre adeptes de la tradition et défenseurs de la modernité doit être nuancée. Yadh Ben Achour distingue quatre discours dominants là où les attitudes sont habituellement réduites à deux. A côté du réformisme et du modernisme identifiés et authentifiés par la majorité des commentateurs, il ajoute le discours intégriste et le discours intégriste et le discours phénoménologio-positiviste. Ainsi, et dans la mouvance de ceux qui restent attachés à la « vision » islamique, une nuance importante est introduite : les uns assimilent la modernité au moyen de notions empruntées au patrimoine connu, les autres le rejettent purement et simplement et voudraient remettre en fonction le modèle dans sa perfection initiale. Même si tous se réclament du paradigme fondateur, les uns dissimulent leur modernité. De même, dans l’autre camp, une division aussi importante s’impose. A côté du discours moderniste « militant » se dresse le discours l’observateur des sciences sociales, qu’on ne peut plus considérer comme un spectateur, extérieur à la partie. Cet observateur s’ajoute lui-même aux acteurs majeurs qui animent les échanges et façonnent les représentations. Il se signale notamment par les sympathies qu’il manifeste à l’égard des visions intégristes.
Yadh Ben Achour accord une grande importance aux conditions dans lesquelles se déroulent les échanges antre ces différents discours. Il souligne avec force que : « la situation culturelle, politique, économique actuelle du monde arabe fait qu’il est impossible, surtout quand on est un Arabe du monde arabe, de parler de la religion comme phénomène social totalement explicable, de même qu’il est devenu impossible d’en parler philosophiquement comme le ferait un intellectuel dépassant l’esprit de son temps […]. Il est donc tout à fait naturel, l’intellectuel n’étant pas forcément un héros, que dans ces conditions tout ne soit pas dit, et que le discours de l’intellectuel sur la religion, le droit, la politique soit un discours stratégique tissé de silences, de prudences, d’esquives, donc un discours corrompu »3.
Les conditions du dialogue sont en effet déterminantes sur les attitudes en présence et sur l’évolution des échanges. Il ne s’agit pas d’une confrontation au grand jour de philosophies concurrentes, ni d’un débat ouvert où les uns et les autres peuvent loyalement présenter leurs arguments. « Tout discours de l’intellectuel sur la religion est un discours stratégiste produit en fonction de l’effet attendu sur l’opinion. La société lui refusant le statut de neutralité scientifique, l’intellectuel, dans ce débat, se voit condamné à penser, en général, comme s’il avait à vendre une image de marque. Cette image lui est dictée par le souci de sa bonne réputation ou de son intérêt. S’il cherche à penser en dehors des « admissibles », c’est-à-dire de prendre à plein corps sa condition d’intellectuel, il peut se voir damné, condamné, assassiné. La société en fait un politicien du savoir scientifique »4. Invoquer l’idée de corruption à propos de ces discours paraît certes très fort. Mais il est vrai que le manque de transparence qui caractérise l’ambiance culturelle arabe fait régner la suspicion, suscite souvent des accusations infâmantes et réduit le débat à une recherche de motifs inavouables chaque fois où on a affaire à des prises de position non conformes à ce qui est attendu.
Redistributions sémantiques
Malgré toutes les perturbations et les distorsions que cela entraîne au niveau du dialogue social, on voit bien, à suivre Yadh Ben Achour, qu’il y a deux visions du monde qui s’affrontent et qui sont, quels que soient les efforts de conciliation mis en œuvre, irréductibles l’une à l’autre. Yadh Ben Achour n’est pas insensible à la complexité des notions et des attitudes, aux transferts, aux déplacements de sens et à l’effet de large spectre que cela donne aux positions exprimées. Il voit bien, par exemple, que la vision traditionaliste a emprunté et emprunte mille stratégies pour s’approprier le réel dans le cadre du « paradigme fondateur ». « …Tradition et modernisation se heurtent mais également se soutiennent mutuellement. Non seulement parce qu’on peut y déceler des cycles de rupture et des cycles de continuité, mais également parce que le changement se légitime en se ressourçant dans la tradition et que la tradition agit sur la société en récupérant le modèle contre-traditionnel… »5. ainsi la confrontation ne prend-elle pas la forme d’un « face à face » de modèles indéfiniment stables et identiques à eux-mêmes. D’ailleurs, le propre de cette tradition c’est justement d’unifier a posteriori des éléments épars dans un cadre gouverné par une homogénéité caractéristique. Ici, Yadh Ben Achour rejoint les conclusions d’un travail récent6, qui voudrait démontrer que l’existence d’une législation islamique unifiée et homogène procède bien plus d’une illusion d’optique que d’une observation attentive de faits : « La pensée juridique a forgé quantité de techniques (Qiyas-Hial-Istiçhab-‘Amal-Darura-Maqaçid-Shari’a-Bid’a mustahsanah, etc) pour canoniser, contourner, travestir, refouler, ignorer des faits juridiques, moraux, coutumiers, culturels »7. le résultat obtenu est cette matrice unique  et homogène que la conception courante rattache au paradigme fondateur. « Si les Uslistes ne sont pas d’accord sur les sources de la normativité […] ni sur les sources de la méthode […], l’homogénéité de la norme ne fait pas de doute. Elle est comprise à la fois comme norme de croyance (ce qu’il faut croire), de soumission symbolique par son corps (ce qu’il faut faire, dire, comme acte de foi), de moralité (le bien penser et le bel agir), de comportement extérieur « civil » (l’agir civil ou politique conforme à la loi) »8. « Ce sont bien les Uslistes qui ont construit ‘le système’ de la normativité islamique, c’est-à-dire un ordre pyramidal […], descendant, déductif »9. ils ont réussi à fusionner le tout dans le cadre d’une utopie vivante et agissante. « … une utopie qui n’est pas le pur produit de la seule raison théologique, aucune raison ne peut prévaloir si elle n’est pas consacrée par le collectif. C’est donc une utopie collective qui parfois s’endort écrasée par le poids des fatalités historiques et parfois se réveille et devient éminemment agissante, comme elle l’est aujourd’hui »10. tout se déroule toujours sous le contrôle plus ou moins proche, plus ou moins sévère, plus ou moins mobilisateur  du paradigme fondateur : égalitaire, probe, abstrait »11.
Cette homogénéité est mise à l’épreuve, régulièrement, depuis que le sentiment du retard a envahi les Arabes au XIXe siécle12. « Par le même langage et les mêmes techniques s’opère donc un changement de finalités, une nouvelle distribution sémiologique autour des concept de Insân (Homme). ‘Adl (justice), Hurya (Liberté), Haq (Vérité, Droit), ‘Umran (Civilisation) d’un côté, Dawlah, Wazi’Amn, Mulk de l’auteur »13. Elle a toutefois constamment cherché à retrouver l’équilibre, à reprendre le contrôle du changement social et à assimiler les nouveautés qui s’imposent. Il y a certes une modernisation et une transformation ‘de l’intérieur’, même si le problème su conflit latent, de l’ambiguïté persistante reste posé. Il reste, malgré tout, une opposition fondateur et la philosophie qui gouverne toute société véritablement moderne. « On ne peut esquiver le dilemme par un essai de conciliation ou de synthèse. Car toutes deux, la philosophie et les Ecritures, proclament qu’une seule chose est nécessaire : une vie libre de recherche pour l’une, une vie d’obéissance et d’amour pour l’autre ; or l’une est à l’opposé de l’autre »14.
Confrontation des traditions juridiques
Cela se voit nettement à travers les problématiques du droit, les manœuvres, les confrontations et les stratégies de soumission auxquelles il donne lieu. Déjà dans le passé, au Maghreb, le malékisme s’est imposé, au terme d’un processus dont Yadh Ben Achour propose une analyse détaillée, comme la quintessence d’une culture, comme « un drapeau » pour le Maghreb. Une école juridique, devenue l’âme d’un peuple, pourrait-on dire, ce qui paraît réellement remarquable. Mais ce système qui reposait sur un équilibre entre deux composantes : une norme jamais pleinement appliquée et une réalité subsumée mais non totalement légitimée, se trouve maintenant remis en question : le droit ne découle plus d’une source transcendante, même si inconsciemment on continue à lier loi e transcendance ; il est proclamé par décret humain et se veut aujourd’hui instrument de changement social, expression d’un volontarisme politique. « Le livre et la mémoire étaient les instrument privilégiés du contrôle social. Pour rasseoir une solution juridique il fallait obligatoirement remonter le temps […] le code moderne, la réforme législative sont devenus les créateurs et les témoins du changement social. Si le droit passe par l’Etat, la révolution passe par le droit et le droit revendique la découverte du sens du devenir »15. L’Etat est désormais, quelle que soit l’attitude qu’on ait vis-à-vis de la tradition, le lieu privilégié du droit et de l’activité législative.
Les ambiguïtés fondamentales subsistent cependant et ne permettent pas d’opérer le saut indispensable pour une adhésion aux valeurs de la modernité. Ainsi les Droits de l’homme, qui font l’objet d’entreprises insistantes de récupération et de contournement, n’ont pas permis de réaliser le démêlage, l’éclaircissement, si nécessaire aujourd’hui. « Il est évident que chacun de nous peut retrouver dans son patrimoine culturel et son héritage religieux à la fois le concept d’ « Homme » et le concept de « Droit ». Mais il ne suffit pas de les coller l’un à l’autre pour avoir par là la preuve qu’ils constitueraient l’origine ou le ferment de notre conception moderne des droits de l’homme : cela qui insiste sur la liberté de l’Homme individu par rapport à son groupe et à son Etat et qui conçoit la cité, comme ayant son principe et son fondement en elle-même »16.
Crise de croissance ou impasse totale ?
Le mot de la fin, pour Yadh Ben Achour, est un cri de révolte contre, d’une part, ce poids incontournable et sans cesse renouvelé de la matrice fondamentale et, d’autre part, tous les discours qui détournent les énergies et l’interrogation sur l’instrument, l’Etat, aux dépens de l’objet fondamental, la société. « … Le plus responsable n’est pas celui qui pense. Cessons de trop interroger l’Etat. Il y est, pourrait-on presque dire, pour si peu de choses ! Questionnons la société arabe. Le Dictateur, c’est elle ! »17.
Cri de désespoir, aveu d’impuissance ? L’ouvrage de Yadh Ben Achour, le ton qu’il adopte et le fait qu’il contourne ouvertement les obstacles que se donnent les penseurs arabes actuellement est-il l’indice d’un déblocage du débat qui s’annoncerait à l’horizon ? Ou bien signale-t-il le dédoublement de la société en deux groupes étanches, d’une élite consciente une masse qui refuse de se laisser entraîner ? Que faire, face à l’absence de consensus de base ?
La dramatisation de la contradiction, son intensification à un degré extrême, est-il signe d’un bouleversement profond en train de se dérouler sous nos yeux ? ■

Abdou Filali-Ansary

Les notes
1-    Yadh Ben Achour : Politique, religion et droit dans le monde arabe, Cérès/Eddif, Tunis/Casablanca, 1992.
2-    Op. cit., p. 160.
3-    Op. cit., p.27-29.
4-    Op. cit., p. 45- 46.
5-    Op. cit., p.154.
6-    Aziz Al-Azmeh : La laïcité d’un point de vue différent (Al’Imaniya min mandhur mukhtalif) Beyrouth, 1992.
7-    Yadh Ben Achour, Op. cit., p. 71.
8-    Op. cit., p. 62.
9-    Op. cit., p.64.
10-    Op. cit., pp. 76-77.
11-    Op. cit., p. 76.
12-    Op. cit., p. 110.
13-    Op. cit., p. 122.
14-    Leo Straus : Droit naturel et histoire, Flammarion, coll. Champs, Paris, p. 77. cité par Yadh Ben Achour.
15-    Yadh Ben Achour, Op. cit., p. 170.
16-    Op. cit., p. 233.
17-    Op. cit., p. 271.

La grâce et la loi

Ali Mezghani


De quoi parle ce livre ? De droit de politique et de religion dans le Monde arabe, le titre indique l’objet. Mais si le lecteur n’a qu’un rôle passif, si le livre n’appartient plus à son auteur, alors, le lecteur, que je suis, est en droit de dire, de son point de vue, de sa position de lecteur, quel est ou quels sont ces objets. C’est cette liberté que je prends. Dans cette tentative j’avoue avoir beaucoup hésité.

1-    L’illusion

Si les hommes, au début, se nourrissent d’illusions l’objet de ce livre serait l’illusion, nos illusions. Ces mirages qui nous hantent, que nous prétendons poursuivre mais qui sans cesse nous échappent. Image immatérielle, toujours insaisissable, toujours fuyante. En quoi se résume notre vie, et en quoi peut se résumer un livre qui veut en parler sinon en ces multiples, éternelles et continuelles courses poursuites. A la recherche du progrès, du développement, du savoir, tous venus d’ailleurs. A la recherche d’une puissance perdu. A la recherche de ce que nous avons perdu, mais aussi de ce que nous n’avons jamais pu avoir : la démocratie ?
Mais là encore, quel malentendu, quel leurre ! Yadh Ben Achour a bien eu raison de rappeler ces évidentes, mais méconnues, définitions. Non, la démocratie n’est pas dans son essence la soumission de la minorité à la volonté et l’autorité de la majorité. Elle est définition des droits de celle-là et des obligations corrélatives de celle-ci. Il a eu raison de rappeler que le rire est l’une de ses conditions, car l’art du rire amène à la rhétorique de la dérision, il affranchir de la peur. Mais peut-on vivre en démocratie sans s’affranchir de la crainte, et peut-on s’affranchir de la crainte sans la passion des lois ? C’est parce qu’ils partagent une égale soumission au règne de la loi, que les citoyens, en démocratie, ne deviennent pas des despotes les uns pour les autres.
J’ose récuser ce concept, j’entends celui, de démocratie. Galvaudé, il a perdu de son sens. Trop chargé, récupéré il n’intéresse plus que les opérateurs de l’activité politique, gouvernants et opposants, c’est-à-dire peu de gens. Je lui préfère le concept de liberté. Les libertés sont le fondement, la fondation de la démocratie. L’exercice effectif, au quotidien, non pas uniquement des libertés publiques, mais de toutes les libertés, est la condition de la vie démocratique. Il en existe une, surtout, qui ne peut être méconnue, par ce fait qu’elle s’exerce par tous et à l’égard de tous. Cette liberté est celle de la préservation de la vie privée. Essai clos, mais aussi droit de s’afficher ! Car, en démocratie, la liberté n’a de sens que si elle peut se réaliser au grand jour. Comment faire admettre cela à une société où l’un de ses principes d’organisation autorise tout un chacun à corriger, ordonner, prohiber, à intervenir en bonne consigne autorise tout un chacun à corriger, ordonner, prohiber, à intervenir en bonne conscience, à régenter légitimement les autres comportements individuels ?
L’époque est, certes, au désenchantement, à la perte des illusions. Et l’on peut vivre sans illusions, mais dans l’espoir de l’espérance. Le Droit devrait, alors, permettre aux citoyens de vivre en société aussi harmonieusement que possible. C’est sa mission en même temps que sa vertu.
Je comprends, cependant, la conscience lucide de l’auteur : notre avenir immédiat serait la moins insupportable des dictateurs. Il y a donc, en un lieu quelconque de notre être une impossibilité. Voilà pourquoi ce livre conduit à l’agnosticisme. Par ses silences c’est-il pas aussi agnosique ?

2-    Agnosie et Agnosticisme

Ce livre est agnostique par sa liberté de ton, mais il conduit aussi à un scepticisme par impossibilité, et il éclaire, mais recèle aussi l’incapacité de nommer ce qui est pourtant identifié. Il est alors agnosique.
- Agnosie. Un énorme travail sur le glissement des sens émaille l’ouvrage : insân, dawla, haq, shûra, siyâsa, etc. Termes qui ne désignent plus ce qu’ils signifiant. Sans être propre à l’auteur, il y a difficulté à nommer. L’Etat est simplement pédagogique, il n’est pas tout à fait pédagogique. Il est réformiste, jamais modernisateur. La société est en voie de développement et nulle part sous-développée. Le droit est réceptacle des mœurs, de religion et de politique. Forme creuse qui précède son contenu, système sans autonomie ! Il est négocié, délibéré ou n’est pas. Où est alors le rôle de l’Etat, tiers garant de l’intérêt général, arbitre entre les intérêts contradictoires ? Le croyant du for intérieur est-il la seule façon de dire la nécessaire évacuation du religieux de l’espace public ? Que le système juridique tunisien soit, à la suite d’une longue mais certaine évolution, devenu laïc, n’empêche pas le Code des obligations et contrats d’être le lieu d’une prétendue coexistence du Droit musulman et du Droit moderne. Ne parlons pas du Code du statut personnel, dernier carré de résistance du Droit ancien. Qu’importe l’évolution des faits, marquée de progressives, mais continuelles disparitions des institutions traditionnelles, qu’importe les lieux de rupture dans le droit et les structures de la famille, puisque l’idée est maîtresse du Réel ! La représentation devient croyance et se convertit par auto-persuasion en vérité.
Cette difficulté, ce non-dit, ont une cause. Notre société est une, elle ignore la diversité : tous arabes, musulmans, malékites, ash’arites. Elle ne se regarde pas, son état de sous-développement est tu, ses retards sont la preuve de son authenticité, ses blocages sont le signe de sa supériorité. Notre société refuse de se nommer. Elle se nie : l’Assemblée nationale devient la Chambre des Députés. Les Ministères de l’éducation, de l’économie, les équipes sportives, les organisations, les fêtes sont amputés du qualificatif national : Watani au lieu de Quawmi. Le glissement sémantique parle de lui-même.
L’histoire glorifie le passé, qu’importe la misère des temps présents, qu’importe l’impasse de la pensée ! Oui, « chez toutes les nations l’histoire est défigurée par les fables », mais la philosophie arrive au milieu des ténèbres pour éclairer les hommes (Voltaire : Essai sur les mœurs, t. 2, p. 801). Mais notre histoire est une fable, le temps de la philosophie est-il déjà là ?
Face à sa propre défaillance, la société a besoin de l’Etat. Voilà qui explique la place centrale qu’il occupe dans nos esprits et dans le Livre. Modernisateur, entrepreneur, financier, éducateur, médecin, commençant, il est tout, tout en étant seul. Rousseau, déjà écrivait : « La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut (…) lui montrer le bon chemin » (J. J. Rousseau : Du contrat social, p. 76). C’est la fonction nécessaire de l’Etat, son secret, qui est de donner un idéal à la communauté. Et les grands législateurs sont ceux qui se distinguent par la hardiesse de leurs institutions.
- Ce livre parle de l’inaccessible, de nos impossibilités. Impossibilité de passer outre la pensée traditionnelle, impossibilité de quitter l’archaïsme de l’antiquité pour les lumières de la modernité. Le réformisme est enfermé dans la logique du corpus, du texte. L’ossification, la sclérose de la pensée comme celle du Droit, fortement décrites et décriées n’empêchent pas le retour au paradigme fondateur, conçu comme modèle à revivifier : modernisation de l’Islam, islamisation de la modernité, nouvelle lecture du corpus.
Sous cet angle, ce livre a pour objet l’interprétation, et plus précisément, les limites de l’interprétation. Un texte dit aussi en référence à sa propre cohérence. Et si les interprétations subjectives sont théoriquement possibles, cela suppose un type de lecture qu’Umberto Eco qualifie d’hermétique (Hermès). Parce qu’elle ne juge pas à l’aune d’une vérité pré-établie, et parce qu’elle considère que le langage est ambigu et polyvalent, cette méthode ouvre la voie à des interprétations infinies. « Un texte sacré n’autorise, cependant, pas une trop grande licence, car il se trouve toujours une autorité et une tradition religieuse pour revendiquer les clés de son interprétation. Ainsi, la culture médiévale n’a rien fait d’autre qu’encourager l’effort d’une interprétation infinie dans le temps mais limitée dans ses options » (U. Eco, p. 110). Cette attitude est transmise aux textes juridiques modernes. Mais elle vaut d’abord pour les textes religieux. On comprend alors pourquoi la foi de Ghazali l’a emporté sur la Raison d’Ibn Rochd, on comprend pourquoi, Ibn Rochd, Ibn Khaldûn, Ma’ari, Jahidh sont toujours glorifiés, mais sans progéniture. Face à ces limites, la conscience douloureuse de l’auteur s’exprime à la fin de livre : l’incontournable, l’inévitable laïcité.
Mais alors ce livre est un livre de ruptures en même temps qu’il est sur la rupture.

3- La rupture

Ici, comme pour le neveu de Rameau, la modernité réside dans l’affaiblissement du modèle ancestral, elle consiste dans la fin de l’obligation, de la dette par rapport au modèle parental. Mais la culture s’est-elle vraiment révoltée contre le passé, les ancêtres sont-ils vraiment devenus maudits ?
Une rupture qui n’est pas auto-produite se heurte, pour être intériorisée, à son extériorité originelle. D’où les soupçons qui l’entourent. Venue d’ailleurs, elle ne peut qu’être suspecte ou inconscience, l’Autre, dominant, est un enfer permanent, sans purgatoire. Alors, il faut, pour se définir, pour s’identifier, s’opposer et s’isoler : déclarations arabe, islamique, africaine des droits de l’homme au lieu de déclaration universelle, il y a le Monde et le Monde arabe, un globe dans le globe ? Le rapport à l’Autre est une impureté et, comme dans la Nouvelle Héloïse, la nostalgie d’une communauté fermée nous frappe, car le plus important est de penser autrement que les autres. Mais contre Rousseau, j’invoque Doderot.
Et pourtant, on sait par Ibn Khaldûn qu’il n’y a d’autre alternative que celle de l’imitation, de la mimésis. Nulle société ne peut vivre sans échange. Peut-on ignorer, comme le rappelle le livre à maintes reprises, la globalité de la modernité ainsi que son unité ? Peut-on en appeler au règne de la loi, au respect des droits de l’homme, user des techniques, fasciner la technologie sans référent moderne ? Peut-on ignorer que le temps et l’espace se confondent, et que la mondialisation de l’économie, des valeurs, des systèmes politiques et juridiques est un fait, non pas une idée ? Peut-on ne pas déconstruire les grandes fondations sociales traditionnelles ? Peut-on éviter le despotisme sans renoncer à la loi du talion ? Peut-on faire autrement que de dire, sans reniement, comme le suggérait Taha Hussien à Tunis en 1957 lors d’un débat radiophonique qu’il eut avec Messaadi, Klibi et Belhouane, que l’Occident est part de nous-mêmes, que la modernité est aussi notre.
Si ce livre devrait être un roman, il aurait pour principaux personnages : d’abord le neveu de Rameau ; mais aussi Usbek, despote, homme du sérail, cherchant dans un retour au religieux, le moyen de se faire craindre ; Rica, dénonçant l’Europe, mais renonçant à sa terre natale pour la réalité européenne ; Zadig, excellent pédagogue ; l’émile de Rousseau, nationaliste mais communicant. L’auteur serait, lui, Candide cultivant son jardin.
On baigne en fait en plein XVIIIe siècle, on baigne dans les Lumières. Voilà pourquoi ce livre est un livre sur la Modernité, je l’ai lu comme un plaidoyer pour elle. ■

9 mars 1998

N°1. Manifestations festives et expressions du sacré au Maghreb

Abdellah Hammoudi : la Victime et ses masques, Paris, Seuil, 1988 ; Hassan Rachik : Sacré et sacrifice dans le Haut-Atlas marocain, Casablanca, Afrique-Orient, 1990.

par Driss Mansouri

Nous assistons à une floraison de travaux anthropologiques sur le Maghreb. Mais on ne peut qu’être surpris par le peu d’écho que ces travaux reçurent, le mutisme dont ils furent recouverts, au Maghreb même. Ce mutisme dénote de l’embarras que ne manque pas de susciter, chez ceux qui ont érigé le progrès en idôle, toute approche anthropologique. Il nous faut donc souligner que ces travaux prennent le contre-pied des orientations qui avaient antérieurement cours dans l’anthropologie maghrébine. Ils ne relèvent ni d’une volonté d’archaïsme ni d’une nostalgie folklorique.

 

Nous assistons aujourd’hui au Maroc à une floraison de travaux à caractère anthropologique. Qu’il s’agisse de l’ouvrage de A. Hammoudi, la Victime et ses masques1, de celui de H. Rachik intitulé Sacré et sacrifice dans le Haut-Atlas marocain2, ou d’autres, en cours de publication3, tous ces travaux ont pour point commun, le fait que leurs auteurs sont directement ou indirectement redevables de leur formation à P. Pascon, et que leurs itinéraires ont croisé à un moment ou un autre, celui de ce dernier. Nous n’irons pas cependant jusqu’à parler d’« école anthropologique marocaine » sous le patronage posthume de P. Pascon. Nous nous interrogerons plutôt ici sur la signification de cette floraison de travaux.
Le point de départ d’une grande partie de ces travaux fut une étude menée dans le cadre de l’INRA, sur l’activité pastorale et les moyens d’améliorer le cheptel en haute montagne. S’intéresser au sacrifice équivalait à ne pas se focaliser uniquement sur la production de viande, mais à se pencher aussi sur les occasions par excellence de sa consommation. Cet intérêt pour le sacrifice relevait aussi d’une volonté de retrouver à l’œuvre les mécanismes communautaires de groupe, plus ou moins obnubilés dans le quotidien par l’appareillage étatique. De sorte que A. Hammoudi peut écrire au début de son étude : « Parti à la recherche du rapport entre une société locale et ses techniques de production, nous nous trouvâmes projetés dans son rituel. » (A. Hammoudi, op. Cit., p. 9) De même, H. Rachik écrit que les représentations rituelles font partie intégrante des rapports sociaux. C’est à travers ces représentations que les rapports sociaux sont pensés, organisés ou légitimes. « Voilà comment, écrit H. Rachik, une pensée qui a pour objet des phénomènes « métasociaux » entretient des rapports étroits avec la structure sociale. » (H. Rachik, op. Cit., p. 145) Il n’y a pas, ajoute-t-il, le rituel d’un côté et la société de l’autre.
***
L’ouvrage de A. Hammoudi s’intéresse à l’antithèse que forme au Maghreb la fête du sacrifice (l’a’id-el-kébir) avec les mascarades qui lui font très souvent suite. On sait que l’immolation d’une victime couronne le long rite du pèlerinage, et bien qu’aucune obligation religieuse stricte ne les y astreigne, partout, les croyants restés chez eux, imitent cependant le geste de ceux qui sacrifient dans les lieux saints de l’Islam. Et dans une atmosphère de détente et d’abondance consécutive au sacrifice, les jeunes gens fraîchement mariés et célibataires, s’adonnent le lendemain à leur fête à eux qu’ils entendent exclusive des classes d’âge supérieur et inférieur ; et ils exigent et obtiennent la participation des jeunes filles et des femmes mariées. Une mascarade avec théâtre, procession et quête occupe le village pendant trois jours d’où, en principe, sont exclus les « vieux ». Les scènes de ce « théâtre dans la cité » comme l’appelle A. Hammoudi ressortissent à deux types principaux : une satire des moeurs d’une part et des scènes d’inversion des normes de la vie ordinaire d’autre part.
Pour Hammoudi, la mascarade, identique en cela au sacrifice, projette un discours fondateur. Mais alors que le sacrifice donne à l’impureté et au sacrilège une expression honteuse et crie très haut la pureté, la mascarade insiste sur la dualité du concret au moyen de termes et de relations (Bilmaun, juifs, esclaves, femmes, ouvriers, khammas) qui dans le quotidien même témoignent de l’altérité et de la contradiction sociale. Ils démentissent ainsi cette rigueur du pur que le sacrifice tente d’imposer et dévoilent au grand jour la rigueur du réel. C’est à la recherche d’un second fondement de la civilisation et de ses rôles (par rapport à ceux fournis pour le sacrifice) que procède le théâtre des masques. Le principe de cette fondation - surgi à la vie sous les traits de Bilmaun - est ambigu mais indispensable, agent de désordre, mais nécessaire à la reproduction de l’ordre humain. Ainsi par exemple, le viol de la porte du foyer par la troupe de l’homme aux peaux équivaut au « viol » de la femme, maîtresse de l’espace intérieur, par ce monstre. La complaisance de la femme vis-à-vis de ces hôtes singuliers, et la nécessité même de cette rencontre avec ces représentants du monde chtonien la place comme dans le sacrifice, du côté du danger et des puissances menaçantes, mais aussi du côté de la transgression manifestée par une « copulation » hors des règles admises du commerce sexuel. « Prostitution » incontournable, nécessaire, consubstantielle de l’ordre normal qui le cache, se demande Hammoudi ? Son lien avec la fécondité et la guérison, répond-il, le fait que la même troupe l’introduise (et simultanément avec elle la baraka) dans le foyer l’indique avec suffisamment d’insistance. » (A. Hammoudi, op. Cit., p. 224) Et il ajoute : « la violation sacrilège des sanctuaires et la conquête des femmes sont à l’origine des normes sociales qui se bâtissent ainsi autour de leur transgression. » (Id., op. Cit., p. 225).
Pour Hammoudi, la mascarade porte à son paroxysme les conséquences d’une hiérarchie des générations qui règle l’accès à l’érotisme, à la procréation prestigieuse et au pouvoir (Id., op. Cit., p. 243). Il souligne que les jeunes partent à la conquête des femmes et des maisons, au détriment des « vieux » dans un mouvement tenant à la fois du rire d’initiation et de la contestation(4).
Quant à la place faite à la femme dans la mascarade, écrit Hammoudi, tout se passe comme si on voulait jouer le dépassement d’une contradiction structurale entre système patriarcal et reproduction physique des lignages. « Infernale la femme, écrit-il, tout comme les puissances qu’elle adore. Mais combien nécessaire. Car sans elle, comment la reproduction pourrait-elle s’accomplir ? » (Id., op. Cit., p. 231) L’homme doit se résigner à passer par la femme pour obtenir ses successeurs. En d’autres termes, c’est elle qui fournit les mâles ;ceux-là mêmes qui doivent reproduire le groupe dans l’intégrité de ses valeurs et de son identité. D’où cette extraordinaire aporie : le détour par la femme, scandaleux selon les normes patriarcales et cependant impossible à éviter. D’où aussi une avalanche d’ambivalences dans l’image qu’on en donne. Hammoudi écrit à ce propos : « La dualité constamment menaçante, et peut-être exemplaire entre toutes, que représente le rapport homme/femme dans cette société patriarcale domine toutes les autres et, pour ainsi dire, colore l’ensemble. » (Id., op., p. 248)
On aura reconnu au passage dans Bilmaun, une figure ambiguë - très fréquente dans nombre de cultures - du héros fondateur, vénérable et pourtant burlesque, contradictoire et éloigné des hommes par ses actions, si souvent féroces, sanglantes et inclassables. Dans la mascarade, l’autre se présente sous la figure monstrueuse de Bilmaun et prend successivement visage d’esclave, de juif et de femme. A. l’ordre humain, Bilmaun est ce qu’esclave et juif sont à la communauté : l’autre. Il est altérité. Mais il est altérité radicale, alors qu’eux représentent des cases spécifiques dans la classification universelle des hommes. Cet être hybride posé en tant que limite extérieure, se déroule alors à partir de lui le continuum aboutissant aux hommes par excellence : la communauté villageoise. Les classes qui viennent d’apparaître forment donc un continuum reliant et séparant juif, esclave à Bilmaun comme limite d’une part, et à Dieu comme autre limite d’autre part.
Mais cette série établit le même type de rapport entre jeunes et adultes, car la mascarade est le fait en principe exclusif des jeunes hommes mariés et célibataires. Les jeunes, principaux acteurs du drame, seraient par rapport aux chefs de foyer les juifs par rapport aux musulmans, ou comme les esclaves par rapport aux hommes libres, ou les monstres par rapport à toutes ces catégories, compte tenu de leur indéfinition par rapport au statut de chef de foyer.
Comme la veille au sacrifice, tous se plient à une règle trouvant sa justification dans le fait qu’elle se trouve instituée par un être située à la limite et au-delà de l’ordre humain. Mais au niveau de la mascarade, il y a une double inversion de la règle, puisque dehors les hommes agissent comme des femmes, alors que dedans - dans la maison - les femmes agissent comme des hommes, recevant Bilmaun accompagné d’hommes aux organes sexuels hypertrophiés.
L’exégèse locale, c’est-à-dire ce que les acteurs pensent qu’ils sont en train de faire, et le sens qu’aurait pour eux leur propre action, est assez sobre puisqu’elle se résume souvent à une dénonciation. Par ailleurs, les oeuvres historiques arabes, sauf erreur, ne soufflent mot des fêtes célébrées en marge du calendrier musulman. « C’est dire que nous devons au seul regard extérieur écrit Hammoudi, la révélation des mascarades nord-africaines. » (Id., op. Cit., p. 33) cela ne veut pas dire pour autant que Hammoudi s’appuie simplement sur les acquis des travaux antérieurs. Au contraire il s’en démarque fortement.
Pour lui, il y a en quelque sorte deux fêtes dans ce qui sera décrit ici comme une seule et unique fête. « La description et l’interprétation de cet ensemble, sacrifice et mascarade, forment, écrit-il, la matière centrale de ce livre » (Id., op. Cit., p. 20). Et il ajoute : « Notre description commencera par le sacrifice musulman pour se poursuivre par la mascarade, les deux manifestations étant considérées comme deux parties solidaires d’un même processus festif. » (Id., op. Cit., p. 85) Les deux manifestations sont appréhendées par lui comme deux composantes d’un même ensemble. Et là réside une des grandes prises de position de cet ouvrage. Seul E. Westermarck intègre quelque peu le sacrifice musulman dans l’interprétation de la mascarade qui le suit.
La négligence du sacrifice musulman dans les travaux antérieurs procède d’une vision qui le place du côté des villes, des élites et de l’Etat arabo-musulman. Alors s’opère une disjonction qui implique que là, surtout dans la montagne berbère, subsistent des fêtes locales païennes.
Westermarck les oppose explicitement au rite musulman et en fait une sortie rituelle du sacré. Quant aux auteurs français, ils opèrent une séparation totale, et se concentrent sur les jeux et mascarade qui pour eux sont païens et anté-islamiques. « Toute l’hypothèse, écrit Hammoudi, si liée à la conjoncture coloniale, d’une quasi-religion concurrente de l’islam, et vivant d’une vigoureuse vie sous le manteau d’une islamisation superficielle, est là qui sous-tend l’ensemble de ces développement. La méthode ainsi assujettie à l’idéologie rend invisible une partie de la fête, qu’au contraire nous voudrions restituer dans sa totalité » (Id., op. Cit., p. 17-18). Et il poursuit un peu plus loin : « A l’évidence, l’état de la discipline ne pouvait ébranler le préjugé du moment, comme l’illustre avec éclat la disjonction entre solennité musulmane (sacrifice) et jeux païens (mascarade) » (id., op. Cit., p. 19).
Et en effet, pour Douté et Laoust, sacrifice et mascarade ne sont que la reproduction, en partie déguisée sous couleurs islamiques, du geste religieux archaïque et méditerranéen des Berbères. Ces deux auteurs choisissent un évolutionnisme posant le sacrifice chrétien au point d’arrivée d’une trajectoire que jalonneraient toutes les autres formes de pratiques et croyances. La religion des berbères eût pu naturellement évoluer vers cette ultime conception du sacrifice, n’eût été l’obstacle que lui posa l’Islam. Ce point de vue qui se trouve en partie explicitement formulé par Doutté, on le devine qui travaille en profondeur l’œuvre de Laoust. L’enjeu étant pour Doutté et d’autres à sa suite, la découverte d’une religion proche des anciennes religions méditerranéennes d’où serait issu le sacrifice chrétien, toute signification musulmane historique ou encore vivante, toute fonction liée à la vie actuelle des sociétés nord-africaines se trouvent fatalement occultées. « Il en résulte, écrit Hammoudi, que ces auteurs ne peuvent littéralement voir dans chaque fait observé qu’une manifestation particulière d’un système originel, produit de leur imagination théorique. » (Id., op. Cit., p. 85) On ne peut être plus clair. On ne peut être net. Est-ce à dire que nous assistons à la naissance d’une anthropologie en rupture avec les schémas directeurs antérieurs ? Il nous semble que pareille proclamation charrie une apologétique implicite, sur laquelle nous pouvons émettre les mêmes réserves émises à propos de l’appellation « école anthropologique marocaine ».
En analysant la mascarade, Hammoudi explore pour ainsi dire les zones extrêmes de l’altérité. En effet, ce qui est chez l’esclave, le juif, un état permanent, la forme normale de son existence, le jeune y participe durant la mascarade comme une période probatoire, une phase préliminaire qu’il faut avoir traversée pour s’en détacher complètement. Il expérimente ainsi tout ensemble l’autre et le même, la différence et la similitude dans leurs formes externes, leur incompatibilité, de façon qu’en se côtoyant, l’écart et la norme, le repoussoir et le modèle, rapprochés et confrontés, se trouvent plus clairement distincts. Dans la mascarade, dans leurs chants, en revêtant les masques, les jeunes endossent pour les exorciser en les singeant, le temps du rituel, les formes de l’altérité qui, dans leur contraste, jalonnent le champ où se situe l’adolescence et dont il faut avoir exploré les extrêmes frontières pour intégrer la norme. Endosser la personnalité en quelque sorte infra-humaine, du juif et de l’esclave est la condition indispensable pour accéder plus tard au statut de chef de foyer qu est celui de l’homme véritable.
C’est dire que l’interprétation que propose Hammoudi de ces manifestations divergentes et complémentaires que sont le sacrifice et la mascarade, se fonde sur une élaboration théorique de très grande portée. Elle n’est pas pour autant exemple de toute discordance.
Ainsi nous pouvons constater qu’à un premier niveau, l’approche de Hammoudi se veut description systématique et en profondeur d’une mise en scène par laquelle une société dit quelque chose sur elle-même, tout autant qu’elle se dit et qu’elle se manifeste à travers ce processus. (Id., op. cit., p. 21) « L’objectif écrit-il, est d’abord et avant tout, d’entendre ce que dit la fête que nous restituons et ce que, dans et par elle, les gens se disent d’eux-mêmes, et ensuite de mettre en parallèle ce type de société avec le type de discours qu’elle tient dans sa vie festive et rituelle ». (Id., op. cit., p. 27). Et il ajoute un peu plus loin : « Présenter les acteurs dans le milieu qui est le leur, et la fête en tant que narration, pour en retrouver non seulement le structure et le travail symbolique, mais aussi et surtout le discours que la société y tient sur elle-même. Constituent les objectifs que nous poursuivons ». (Id., op. cit., p. 56). Dès lors, comment concilier ces objectifs qui visent à analyser l’action humaine à partir de ce qu’en pensent et disent les acteurs eux-mêmes avec une recherche des fonctions latentes que recèlent d’autres passages du livre ? Ainsi l’auteur écrit : « L’un et l’autre (le sacrifice et la mascarade) esquissent et coordonnent non pas un, mais des discours dont certains se présentent quotidiennement à la conscience des acteurs alors que d’autres semblent peupler des aires de latence qui leur restent inaccessibles ». (Id., op. cit., p. 24-25). De même, il écrit qu’il en postule pas « le mythe comme justification et explication du rite. Nous nous efforcerons au contraire de les analyser séparément d’abord, pour rapprocher ensuite la série de propositions que l’on trouvera à l’œuvre dans l’un et l’autre. Alors apparaîtront certains rapports, entre eux qui, toutes proportions gardés, ressemblent à ceux qu’entretient le discours de la veille avec le discours onirique. Le second transfigurant le premier sans altérer tous ses traits, et recourant au contraste et à l’opposition pour les mêmes références ou des références similaires ». (Id., op. cit., p. 161). Sur la même lancée, Hammoudi écrit : « Le mythe du point de vue de la victime inverse le rites. Son travail, semblable en cela à celui de certains rêves, consiste à présenter de la victime une image inversée » (Id., op. cit., p. 196). Il écrit aussi : « Dans le sacrifice, mythe et rite nous sont apparus comme développant deux discours identiques à travers une opposition apparente… Technique fréquente du rêve ». (Id., op. cit., p. 222). Enfin il écrit : « On peut reconnaître dans tous les opérateurs l’équivalent de ce travail de distorsion que Freud a mis en évidence dans le fonctionnement du rêve, qui non seulement couvre un sens latent, mais permet au discours d’échapper à la censure » (Id., op. cit., p. 246) Notons au passage que l’analyse d’un rêve ne consiste pas à désigner son contenu latent comme étant la vérité du manifeste, mais à repérer, à travers les effets de déplacement et de condensation, l’activité de transtormation du récit dont le rêve est porteur. Plus fondamentalement, nous nous posons la question de savoir comment se fait l’articulation entre herméneutique et psychanalyse ?
En second lieu, nous estimons que Hammoudi aurait dû faire preuve de plus de circonspection dans son utilisation – à partir des travaux de Gluckman - de la notion de « rite d’inversion » qu’il utilise sans circonscrire sa valeur heuristique. Ainsi il écrit : « Tout se passe comme si cette double capacité contradictoire et simultanée de vivre par l’antagonisme et l’harmonie, par laquelle Gluckman attribue la persistance des organisations sociales et politiques, était livrée d’un seul coup et dans un unique mouvement. Le premier jour dans l’immolation d’une victime selon une règle uniformément admis, les suivants par la licence et la violation des comportements fondés sur cette règle ». (Id., op. cit., p. 157). Dans le rite dit d’inversion, se manifestait l’autre vérité des rapports sociaux et s’éclairerait la face cachée du pouvoir.
A ce propos, il nous semble, comme le souligne Marc Augé, que l’étude des rites en anthropologie a certainement été affectée par le souci de montrer soit qu’ils servait au fonctionnement de la société, soit qu’ils exprimaient et confortaient un état de société. Le même auteur remarque qu’il est toujours possible de souligner l’évidence et dans une perspective fonctionnaliste de montrer que les rites d’inversion ne font et ne visent qu’à renforcer l’ordre établi. Mais il est plus intéressant, ajoute-t-il, de souligner que dans la logique même du rituel, le caractère « établi » précisément des discrimination qui font le social est explicitement souligné et consciemment joué. Inverser ou pervertir les discriminations instauratrices du social (jouer avec les frontières de la norme et de la déviance en permutant les positions), finit-il par déclarer, c’est à la fois postuler leur nécessité et reconnaître leur arbitraire relatif5. dans le même sens, P. Bourdiau écrit : « Tout rite tend à consacrer ou à légitimer, c’est-à-dire à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire ; ou ce qui revient au même, à opérer solennellement, c’est-à-dire de manière licite constitutives de l’ordre social et de l’ordre mental qu’il s’agit de sauvegarder à tout prix »6.
Certes il est toujours possible de se demander pourquoi en certains circonstances, très officiellement, les normes habituellement respectées ne le sont plus, et par certains aspects peuvent même sembler s’inverser. Devant le caractère provoquant de ces rites, on ne peut manquer de se poser la question de savoir pourquoi une société tolère-t-elle ou plus exactement impose-t-elle en certains circonstances et à certains, un renversement des normes habituelles ? Mais il nous semble qu’il serait plus judicieux à l’instar de Larc Augé, de se demander : « Le terme inversion est-il pertinent, s’appliquant à ce type de pratiques ?... Faut-il faire un sort à part à ces rituels dits d’inversion ou les inclure dans une logique rituelle plus vaste ?7».
Le livre de Hassan Rachik est une étude du ma’rouf, réalisée à partir d’une enquête chez les Aït Mizane et les Aït souka –tribus située dans le Haut Atlas marocain, au Sud de Marrakech. Le ma’rouf est défini comme la consommation d’un repas sacrificiel en dehors de l’unité domestique. C’est un repas constitué d’aliments sacrifiés consommés en dehors du foyer domestique. Le repas consommé en commun crée des liens désignés en arabe par l’expression « chrekna t’am » et en berbère par l’expression « Cherken tissent » (ils sont associés par le sel). La consommation d’un même repas durant le ma’rouf engendre l’obligation de s’abstenir de se faire du mal. Les informateurs soulignent d’ailleurs que la nourriture du ma’rouf reste une année dans le ventre. C’est dire que le repas pris en commun durant le ma’rouf crée une communion durable. Plus précisément, H. Rachik distingue huit phases dans le ma’rouf : la phase préparatoire, le sacrifice sanglant, le sacrifice démoniaque (isgar), la cuisine des repas, la première cuisson du couscous (dite tasseksout tamezouarout), le repas commun (plus particulièrement appelé ima’rouf), la vente aux enchères des restes de la bête sacrifiée, et enfin la récitation de la fatiha. Il n’est pas question de résumer ici la description que Hassan Rachik donne de ces différentes phases ; contentons-nous de nous arrêter sur certaines d’entre elles.
L’isgar ou sacrifice démoniaque est un repas dédié aux jnouns et qui précède le repas consommé par les humains. L’isgar consiste dans de la farine malaxée avec de l’eau prise dans la marmite où on a mis à bouillir la viande sacrifiée. Une femme se charge généralement de cette opération. Elle doit observer plusieurs tabous : il lui est interdit de saler la nourriture offerte aux jnouns, elle doit éviter de parler, il lui est interdit d’utiliser la main droite pendant la préparation et l’accomplissement du sacrifice. Le sacrifice consiste à jeter ce produit, avec la main gauche, dans tous les endroits où les jnouns sont susceptibles de résider.
En nous arrêtant, avec Rachik, sur certains de ces tabous, nous constatons que le mode de consommation démoniaque consiste dans de la nourriture fade, dédiée avec la gauche en observant un mutisme rituel, alors que le mode de consommation humain consiste dans de la nourriture salée et épicée, dédiée et consommée avec la main droite en proférant des rites oraux. Nous pouvons en conclure, toujours avec Rachik, que « l’absence de sel, qui définit deux types de nourriture, serait le symbole, le critère d’une séparation ontologique entre deux classes d’êtres, les humains (lins) et les jnouns ». (Id., op. cit., p. 63). H. Rachik constate par ailleurs que le sel n’est pas jeté sur le sang des victimes sacrifiées au ma’rouf, comme cela se produit dans le sacrifice annuel de l’a’id-el-kébir dit tafaska (Id., op. cit., p. 70). Les jnouns, comme on le sait sont amateurs de sang. Ainsi le sang des victimes du ma’rouf est dédié aux jnouns et la chair aux humains (Id., op. cit., p. 70).
Rachik fait remarquer, en outre, que le produit sacrifié aux jnouns (farine+eau) est du pain auquel manque la cuisson et le sel. Plus généralement, en comparant les différents sacrifices démoniaques, il constate que les aliments cuits n’y figurent pas (il s’agit par exemple de farine, de lait, d’œufs, de sang, d’huile ou de henné). Donc, la composition des sacrifices dédiés respectivement aux jnouns et aux humains, opposerait le cru au cuit, la consommation de la nourriture crue pour les jnouns à la consommation de la nourriture cuite pour les humains (Id., op. cit., p. 72).
H. Rachik ne s’arrête pas seulement sur la notion de fadeur liée à l’isgar ; il s’interroge aussi sur la signification de l’utilisation exclusive de la main gauche durant ce sacrifice. Les informateurs, quand ils cherchent à expliquer la signification de ce geste, le mettent en rapport avec le récit relatif à la création de la femme et selon lequel celle-ci est sortie de la côte gauche d’Adam. Par ailleurs, le gaucher est assimilé à une personne de mauvaise augure (diet oufdir ou ousbih) qui provoque des malheurs involontairement, par le seul fait de la rencontrer à un moment déterminé de la journée. Plusieurs actes quotidiens supposées exclusivement techniques font appel à cet impératif. Ainsi il n’est pas question de faire tourner le moulin pour moudre le grain ou les animaux lors du dépiquage, dans le sens des aiguilles d’une montre. C’est que la notion de gauche est, selon les situations, assimilée au démoniaque, au mal, au mauvais, aux malheurs, à la sorcellerie ou à la femme. Elle a une fonction discriminatoire. « Elle sert, dit Rachik, à classer d’autre, le différent, en distinguant le démoniaque des humains, et parmi ceux-ci les femmes des hommes » (Id., op. cit., p. 70).
L’opposition droite/gauche dans le ma’rouf, symbolise la supériorité de l’homme sur la femme. De même, dans l’utilisation exclusive de la gauche pendant l’isgar, il s’agit de souligner l’infériorité des jnouns par rapport à Dieu, aux anges et aux saints dont l’isgar, il s’agit de souligner l’infériorité des jnouns par rapport à dieu, aux anges et aux saints dont les sacrifices doivent se faire avec la main droite. Cette répartition des rôles, exprimerait la division sociale du travail, entre activité pastorale assurée par les hommes et, activité culinaire qui incombe aux femmes.
Dans le ma’rouf donc, la division sociale du travail rituel confirme le statut sexuel des actants, en ce sens que les rôles attribués aux deux sexes ne contredisent pas leurs rôles sociaux séculiers. Si c’est la femme qui sacrifie l’isgar, c’est qu’elle est représentée comme le sexe le plus proche des êtres démoniaques. Pour schématiser, l’activité la moins valorisée revient au sexe le moins valorisé.
L’auteur constate cependant qu’à l’instar des rites religieux, le sacrifice démoniaque est exécuté en public et au nom de la collectivité. Plus même, la sacrificatrice d’isgar doit procéder avant le sacrifice démoniaque aux même ablutions exigées pour accomplir les prières. Tout cela amène Rachik à dire que, c’est une opposition entre deux catégorie de sacré plutôt qu’une opposition entre le sacré et le profane qui est sous-jacente aux oppositions « homme/femme » et « droite/gauche » (Id., op. cit., p. 105). Ainsi le sacré n’est pas le domaine exclusif des hommes. Les rites et les représentations établissent une classification hiérarchique entre deux catégories de sacré qui recoupent la division sexuelle du travail rituel. « Il existe, dit Rachik, pour ainsi dire, un sacré viril et un sacré féminin ; mais le premier est sur le plan rituel et exégétique, supérieur au second » (Id., op. cit., p. 108).
Donc, à la fois le ma’rouf et l’isgar sont des repas sacrificiels qui assurent la communication avec le sacré. Mais si dans l’isgar, les jnouns ont une existence séparée et indépendante des sacrifiants, dans le ma’rouf, le sacré est inséparable des familles sacrifiants qui consomment en commun. Il cherche à réaliser la symbiose de la collectivité, entité sacrée composée des sacrifiants eux-mêmes groupés en vu de la consommation d’un repas sacré (Id., op. cit., p. 132).
Rachik rappelle à ce propos que le terme arabe haram s’applique aux choses interdites, aux choses sacrées, pures ou impures. « Le sang, le vin, le porc, objets impurs par excellence d’une part, écrit-il, d’autre part le ka’ba, la mosquée, lieux saints, sont tous qualifiés par le terme haram » (Id., op. cit., p. 133). Par contrecoup, il souligne que le halal, n’est pas le profane, mais le domaine du licite, du non prohibé (Id., op. cit., p. 134).
Entre le repas humain et le sacrifice démoniaque, s’intercale un autre repas appelé « tasseksout tamezouarout » (ce qui signifie première cuisson du couscous). Ce couscous doit son nom au fait qu’il n’est cuit qu’une seule fois, contrairement au repas principal ou aux repas domestiques qui exigent, aux, une double ou une triple cuisson. Il est donc difficile de qualifier la tasseksout tamezouarout de crue ou de cuite. Elle ne peut être qualifiée de cuite parce qu’un minimum d’une double  cuisson lui manque, comme elle ne peut être qualifiée de crue parce qu’elle est à moitié cuite. La consommation du couscous à moitié cuit se situe entre l’isgar et le repas collectif comme un passage équivoque d’un repas totalement démoniaque à un repas totalement humain (Id., op. cit., p. 79) .
Le « couscous mi-cuit » n’est consommé ni avec la main droite ni avec la main gauche, mais au moyen des deux mains jointes. Les deux oppositions « cru/cuit », « droite/gauche » ne jouent donc pas au niveau de cette phase du rituel. En outre, le « couscous mi-cuit » n’est pas consommé, comme le ma’rouf, par petits groupes de personnes, mais individuellement. Chaque assistant reçoit dans ses mains jointes du couscous à moitié cuit qu’il consomme directement avec sa bouche. La consommation de la tasseksout ramezouarout ignore donc les ustensiles, et les participants qui mangent le couscous mi-cuit à même leurs mains jointes, semblent adopter implicitement le mode de consommation démoniaque.
Ainsi le caractère non-cuit du couscous, la double négation de la main droite et les ustensiles, le mode de consommation individuelle, constituent des indices qui permettent de qualifier la tasseksout tamezouarout comme repas démoniaque. En la consommant, les humains communiquent avec les jnouns en imitant leurs manières de manger. D’ailleurs, souligne l’auteur, dans le village de Tadmant, la qualification de la première tasseksout de démoniaque ne laisse aucun doute, puisque les participants mangent le première tasseksout sans sel. De même lors du rituel qui inaugure les labours appelé tighersi nla’da, les participants consomment individuellement, dans leurs mains jointes des grillades de maïs cuites sans sel c’est-à-dire une nourriture démoniaque (co,sommation individuelle, négation d’ustensiles), elle demeure ambiguë. Par certains aspects (double négation de la gauche et de la droite d’une part, et du cru et du cuit d’autre part), elle ne peut être classée ni comme repas humain ni comme repas démoniaque. Cette ambiguïté correspond, souligne Rachik, à la position intermédiaire que la tasseksout tamezouarout occupe entre la phase d’isgar (repas démoniaque) et la phase du ma’rouf proprement dit (repas humain) (Id., op. cit., p. 74).
Donc le ma’rouf conceptualise les rapports entre le démoniaque et l’humain d’une part, le collectif et le privé d’autre part. c’est que le rite ne désigne pas seulement un système de communication avec le monde imaginaire ou mythique, mais à travers lui, c’est la société elle-même qui cherche à s’exprimer et à justifier les rapports qui la régissent. En établissant des rapports verticaux avec le sacré, la société cherche à consolider les rapports horizontaux qui existent entre ses membres.
De ce point de vue, souligne Rachik, le ma’rouf aurait pour fonctions de réaffirmer la cohésion du groupe qui le célèbre. Il symbolise la dépendance mutuelle entre familles. C’est que le village constitue un cadre social nécessaire pour l’activé économique domestique, comme cela se manifeste par exemple lors de l’entretien des canaux d’irrigation. Par ailleurs, c’est grâce au sacrifice des quotes-parts que chaque famille marque son identité et son appartenance au groupe sacrifiant. Rachik note, à ce propos, que chaque groupe social qui commence à prendre de l’importance –surtout au niveau démographique- commence à se définir sur le plan rituel, en célébrant des ma’roufs occasionnels. La célébration commune du ma’rouf, ne signifie d’ailleurs nullement la cessation de la compétition entre familles, comme cela se voit clairement lors de la phase de la vente aux enchères des restes de la victime. « La cohésion sociale, écrit Rachik, n’est donc pas incompatible avec les tensions sociales et les relations sociales inégalitaires et conflictuelles » (Id., op. cit., p. 99).
Plus généralement Rachik conclut que, les représentations rituelles font partie intégrante des rapports sociaux. C’est à travers ces représentations que, les rapports sociaux sont pensés, organisés ou légitimés. « Ainsi, écrit Rachik ; les différents rites relatifs aux jnouns, qui paraissent relever uniquement de la métaphysique, fournissent une série d’idées qui s’articulent aux rapports entre l’homme et la femme » (Id., op. cit., p. 145). C’est grâce aux notions de droite et de gauche, de la parole et du silence que, les relations entre les deux sexes sont « conçues » et « vécues ». plus précisément, c’est à travers la supériorité de la droite sur le gauche, du sacré orthodoxe sur le sacré anonyme, de la culture sur la nature, que sont représentées la supériorité et la domination de l’homme sur la femme.
Il ne s’agit bien évidemment pas ici de résumer le livre de H. Rachik. Les descriptions et analyses qu’il recèle, défient toute tentative de ce genre. Il s’agirait plutôt ici d’une lecture sélective c’est-à-dire orientée, visant à donner assise à une série d’objections articulées en quatre points et à une interrogation d’ordre générale.
En premier lieu Rachik fait ressortir le sel comme facteur discriminatoire qui distingue le cru du cuit, la nature de la culture. Dès lors les jnouns se trouvent placés du côté de la nature. Dans quelle mesure peut-on effectivement faire des jnouns des êtres naturels ? Cette objection nous paraît d’autant plus fondée qu’elle semble transparaître dans certaines hésitations au niveau de la formulation chez l’auteur. Ainsi il écrit : « Il set inutile d’insister sur le langage comme attribut exclusif des humains et l’absence de langage comme caractéristique des êtres naturels (ou surnaturels) ». (Id., op. cit., p. 85). Les jnouns sont-ils des êtres naturels ou surnaturels, naturels ou culturels ?
En second lieu, l’analyse de l’isgar aboutit à distinguer deux sortes de sacré : un sacré viril et un sacré féminin, un sacré orthodoxe et un sacré que Rachik se garde bien de qualifier d’hétérodoxe (il préfère le terme anonyme). D’un point de vue théorique, il nous semble que le sacré, en tant qu’absolu ne peut être dichotomique, autrement dit, le sacré étant principe de dichotomie ne peut être lui-même dichtomique, étant principe d’ordre il ne peut receler le désordre en son sein. En outre, nous ne voyons pas quel statut H. Rachik pourrait donner à ce sacré que nous qualifions d’hétérodoxe, sans retourner aux vieilles rengaines de l’ethnographie coloniale qui cherchait dans tout rite populaire les vestiges d’un culte pré-islamique et dont les analyses de Rachik prennent explicitement le contrepied.
En troisième lieu si l’analyse de la phase de l’isgar aboutit à distinguer les humains des jnouns, les descriptions de la tasseksout tamezouarout aboutissent à mettre l’action sur l’adoption sur les humains du mode de consommation démoniaque. Dès lors s’agit-il d’imiter les jnouns (de faire un avec eux) ou de s’en distinguer ? S’agit-il de s’en rapprocher ou de s’en éloigner ? Il nous semble que la réponse à cette question demanderait une certaine élaboration de la notion d’ambivalence. De ce point de vue les jnouns relèveraient de l’Autre (le grand Autre).
En quatrième lieu, nous convenons avec Rachik que l’opposition sacré/profane tombe, l’opposition privé/collectif sur laquelle se fonde la définition du sacrifice chez Rachik, s’écroule du même coup. Autrement dit nous mettons en parallèle la dichotomie sacré/profane et la dichotomie collectif/privé pour dire qu’en l’absence du profane, le statut du privé demande à être mis au diapason d’une société où le sacré est omniprésent.
Ces objections ne cherchent nullement à minimiser l’ampleur et la rigueur du travail de Rachik. Elles cherchent plutôt à le circonscrire comme chaïnon dans la renaissance des travaux anthropologiques à laquelle nous assistons aujourd’hui. Mais alors, c’est cette renaissance même qu’il conviendrait d’interroger pour conclure. Dans un article de son recueil savoir local, savoir global. C. Geertz demandait : « Comment aller fureter dans le tour d’esprit d’un autre peuple ? » (Id., op. cit., p. 75). Bien évidement ce n’est pas dans le tour d’esprit d’un autre « peuple » que H. Rachik est allé fureter. Mais alors que signifie cette préoccupation d’ordre anthropologique dont le travail de Rachik et celui de A. Hammoudi témoignent ? Est-ce l’indice de l’accentuation des disparités dans une société à deux vitesses ? Est-ce la conséquence de clivages dans le mode de vie qui font qu’une enquête dans le sud marocain fait figure de voyage à reculons dans le temps ? Poser ces questions c’est chercher la signification des préoccupations anthropologiques qui commencent à se manifester mais c’est aussi interroger le chercheur sur son implication personnelle dans son travail, puisque cette implication chez Rachik ne transparaît pas clairement, contrairement à Hammoudi.
Dans le sacrifice, il s’agit de faire place à une mise à mort non criminelle. Avec ingestion. Incorporation ou introjection du cadavre. Tout cela relève du besoin, du désir de la justification de la mort. La mise à mort y est présentée comme dénégation du meurtre. La mise à mort de l’animal, dit cette dénégation ; ne serait pas un meutre8. évidences, dirait-on. Mais toutes les évidences ne sont pas des truismes ni des lieux communs ? a tout le moins, elles montrent que la renaissance des travaux anthropologiques, à la quelle nous assistons aujourd’hui, ne révèle ni d’une mentalité d’assiégé. En tout état de cause, le nationalisme auto-proclamé est un peu court comme approche anthropologique. ■
Notes :

1-    Abdellah Hammoudi : La victime et ses masques, Paris, Seuil, 1998.
2-    Hassan Rachik : Sacré et sacrifice dans le Haut-Atlas marocain, Casablanca, Afrique-Orient, 1990.
3-    Nous pensons en particulier ici aux travaux de A. Diouri sur la nourriture sacrifice chez les Gnaouas.
4-    Id., op. cit., p. 248. Hammoudi écrit aussi : « Quant aux jeunes, rien d’étonnant à ce qu’ils célèbrent avec tant d’éclat à la suite du sacrifice » (p. 230).
5-    Cf. M. Augé : « La Norme des autres », in Normes et déviances, Actes des 31e rencontres internationales de Genève, éd. De la Baconnière, Neuchâtel, 1998, p. 358.
6-    P. Bourdieu : « Les rites comme actes d’institution », in les Rites de passage aujourd’hui, Actes du colloque de Neuchâtel 1981, Lausanne, l’Age d’homme, 1986, p. 206-207.
7-    M. Augé : « Quand les signes s’inversent, à propos de quelques rites africains », in Communication, 28, 1987, p. 56.
8-    CF. J. Derrida : « Il faut bien manger, ou le calcul du sujet », entretien avec J.L. Nancy, in Confrontation, n° 20, hiver 1989.

9 mars 1998

Edito N°1

Il fut un temps où le chercheur averti n’éprouvait aucune difficulté à repérer les nouvelles parutions sur les questions maghrébines. Les éditeurs locaux étaient rares et l’aire maghrébine occupait une place restreinte dans la recherche scientifique et l’activité éditorial occidentales.
Aujourd’hui, les choses sont différentes. Le lecteur ordinaire, tout aussi bien que le chercheur spécialisé sont obligés de dépenser des trésors d’énergie pour suivre le mouvement des idées et se frayer un chemin dans un champs intellectuel et éditorial de plus en plus dense. Pour s’y repérer, chacun de nous a nécessairement besoin d’une cartographie précise et exhaustive.
Quelques repères, voilà précisément ce que compte offrir Prologues en présentant chaque trimestre un recensement et une analyse de l’essentiel des livres relatifs à l’aire maghrébine dans les différents domaines des sciences sociales et humaines.
Car au moment où l’édition connaît dans la plupart des pays du Maghreb un essor sans précédent et où semble s’accroître l’intérêt porté par la recherche occidentale aux questions maghrébines, on constate un déficit d’information. Déficit dont les causes ne résident pas seulement dans les traditionnelles difficultés entravant la circulation horizontale des livres au sein de l’ensemble maghrébin, mais relèvent également de la nature de ce flux à sens unique caractérisant depuis longtemps des relations culturelles entre les deux rives de la Méditerranée.
Pour relever le défi de l’information, Prologues veut devenir un outil de référence et un support intellectuel et documentaire au service des lecteurs et des partenaires de la vie des livres (éditeurs, diffuseurs, libraires, bibliothécaires, journalistes, etc.)
Prologues est destinée à informer le public arabe et francophone sur l’essentiel de ce qui se publie sur le Maghreb dans le domaine des sciences sociales et humaines, d’où le choix du bilinguisme comme forme d’expression.
Ce bulletin dont nous comptons affiner la forme et développer le contenu, au fur et à mesure des livraisons, contient pour le moment trois rubriques distinctes, mais complémentaires :
–    une partie analytique (études, analyses d’ouvrages) ;
–    une interview avec un auteur ;
–    un recensement bibliographique aussi exhaustif que possible des nouvelles parutions (les notices bibliographiques sont réalisées avec l’aimable collaboration des services bibliographiques de la Fondation du Roi Abdul-Aziz).
La réussite de ce projet dépend entièrement du soutien qu’il trouvera auprès des chercheurs et de tous les professionnels du livre : éditeurs, imprimeurs, diffuseurs, instituts et organismes.

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