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9 mars 1998

N°1. Un autre regard sur la complexité du protectorat français au Maroc


Yvonne Knibiehler, Geneviève Emmery et Françoise Lenguay : Des français au Maroc : la présence et la mémoire, 1912-1956, (Préface de Tahar Benjelloun), Denoël, 1992.

Si l’histoire se lit au présent plutôt qu’au passé, si sa relecture constitue une constante nécessitée, c’est bien avec un « autre » regard qu’il s’agit d’aborder ce livre.

Ce véritable document, élément de « l’aventure coloniale de la France », a été composé à partir de témoignages nombreux, recueillis par les auteurs, elles-mêmes concernées. Françoise Leguay, docteur en médecine, a exercé au Maroc de 1944 à 1957 ; Geneviève Emmery, professeur en retraite, y a vécu de 1949 à 1958 ; et Yvonne Knibiehler, professeur émérite à l’université de Provence, de 1949 à 1954.
Les auteurs ne font pas le procès de la colonisation, ni ne la justifient. Elles cherchent à donner, entre le pour et le contre, une certaine perception des années du Protectorat par des témoins qui les ont vécues : l’intérêt de leur travail est justement de partir de l’analyse de ces témoignages, parfois contradictoires, à interprétations multiples, émanant la plupart du temps des classes moyennes, et dont elles reconnaissent que la sincérité peut être mise en question par un désir d’autojustification. L’enquête a cependant pour but de montrer, par-delà ses limites, une réalité : la complexité du protectorat français au Maroc.

Entre administration directe et contrôle

Complexité qui se marque déjà dans l’idéologie sous-jacente à l’instauration du Protectorat, inhérente aux déclarations de Jean Jaurès, anti-colonialiste, convaincu du « devoir de civilisation » (p. 23-24) de la France au Maroc dès 1903. la venue des Français au Maroc n’est pas, dans cette perspective, une simple étape de l’expansion coloniale mais l’ « apogée de l’histoire coloniale » (p. 24), conduite à la fois par des attentes militaires et nationalistes, des considérations morales et humanitaires, économiques et affairistes. Fondée sur la connaissance partielle d’un pays multiplie (arabe à 55 %, berbère à 45 %, avec 4% de juifs, citadins et ruraux, soumis a Makhzen ou refusant de payer l’impôt), elle balance entre une politique pratiquée ailleurs de l’assimilation et les théories de Lyautey concernant le respect de l’Etat marocain, des différences culturelles, établissant le contrôle du pays par ses propres institutions.
Ainsi le Protectorat français sera un « chef-d’œuvre d’ambiguïté » (p. 30) selon les auteurs eux-mêmes, le systèmes  mis en place par Lyautey ayant dérivé, dès 1920.

Militaire et civils


La complexité de la présence française au Maroc s’exprime encore par les hommes et les femmes (plus tard) venus étapes correspondant à trois idéaux différents : avant 1912, on arrive en général dans l’enthousiasme, pour « aider le pays à tirer parti de ses richesses pour le bien de tous » (p. 34-35). Médecins, infirmières, religieuse, enseignants accompagnent le mouvement. Après 1930, une certaine déception s’est installée, des Français d’Algérie apportent un esprit colonial, la résistance marocaine au Protectorat commence à se faire sentir. A partir de 1945, on y passe pour quelques années, attirées par le charme du pays, son intérêt économique, en tant qu’héritier des pionniers de naguère.
Les Français qui arrivent sont militaires et civils, et leurs intérêts différent souvent. D’un côté, la légion étrangère va « pacifier » le pays pour pouvoir y étendre la structure du Protectorat et se transformer peu à peu en service de travaux publics, en particulier, disent les témoignages, pour reboiser et irriguer les terres ; les Affaires indigènes, très « protectrices », forment  une sorte d’aristocratie militaire qui s’écroule tout d’un coup, dans les mois précédent l’indépendance du Maroc.
A côté d’elles, parfois contre elles, les contrôleurs civils portent « sur leurs épaules toute l’espérance et toutes les ambiguïté du protectorat » (p. 91). Avec sens du réel et de l’humain, ils prennent conscience du hiatus existant entre les hauts responsables conservant un espoir d’ « occupants », les colons qui, selon les souvenirs de Jacques Berque, ont des « prétentions débordantes » (p. 96), la réalité marocaine dans laquelle ils privilégient les Berbères sur les Arabes, la campagne (le « bled ») à la ville. Ils en vivent différemment la construction où la séparation s’accentuera très vite entre Européens et Marocains. Voient la nécessité d’une vraie démocratisation, déplorant l’incompréhension générale dont ils seront victimes, même après l’indépendance du Maroc, quand la France les intégrera difficilement.

Pionniers et exploiteurs

Les colons gardent l’amertume de se voir transformés de pionniers en exploiteurs. Leurs témoignages revendiquent l’achat de terres (non leur spoliation), leur inexpérience du pays, leur éloignement de l’administration coloniale qui, « loin de faciliter les choses pour les colons, était très souvent du côté des Marocains » (p. 125) en cas de litige. Ils défrichent difficilement à cause du doum, des pierres, du manque d’eau, et vivent d’abord d’élevage, comme les Marocains selon leur mode, pour tenter ensuite de mener scientifiquement des cultures, d’améliorer les rendements, de survivre aux années de sécheresse. Les témoins reconnaissent que les rapports entre ouvriers et colons ne furent pas toujours « idylliques », et il semble significatif que le contremaître reçut le nom de « caporal ».
Pourtant ils affirment qu’ils n’y eut pas parmi eux que des « colonialistes », que dans la majorité des cas une confiance régna de part et d’autre et qu’en fin de compte, le système paternaliste des échanges fonctionna assez bien, à leurs yeux.

Aventuriers et sauveurs

Avec des réalisations positives, telles que la création de la CTM en 1919 par Epinat, du BRPM, de la première usine Aiguebelle en 1941-1942, l’enquête livre aussi l’ambivalence des travaux effectués, en particulier dans les mines : si des entrepreneurs sont vraiment modernes, ils ignorent l’environnement le plus souvent, et certains se caractérisent par leur cupidité, l’iniquité de leurs méthodes. Cette enquête rappelle à juste titre que des enfants travaillaient et mouraient dans les mines, que les Touaregs, pieds nus, avaient été envoyés en hiver à Nancy pour briser la grève des travailleurs. « Ce trafic a duré un an, autant que la grève de Nancy » (p. 167). D’autant patrons se vantent se réalisations sociales : création de la CIMR, de la médecine du travail, de la Jeune chambre économique de Casablanca en 1953.
Mais la ségrégation sociale française se reproduit, la langue est un handicap que peu de Français franchissent laissent aux « indigènes » le soin d’apprendre le français. Des violences éclatent. Quand la passation des pouvoirs se fera après l’indépendance, il se trouvera des hommes pour s’étonner des capacités montrées par les anciens colonisés.
Face à des images d’un Protectorat rigide et injuste, les témoignages abondent pour insister sur un aspect gratifiant : celui de la santé. Les médecins français, les infirmières, religieuses, épouses de colons, auraient ainsi particulièrement et « largement contribué à l’œuvre civilisatrice des Français au Maroc » (p. 218). Les médecins sont pour la plupart des jeunes gens, venant d’achever leurs études, formant un personnel souple et enthousiaste. Si l’on sépare la médecine militaire et la médicine civile, celle pour les Européens et celle pour les « indigènes », la lutte se situe contre les parasites qui transmettent des maladies, contre les rats, la tuberculose, les trachomes et le typhus, les maladies vénériennes, et pour la vaccination antivariolique. Après une étape de soins collectifs, la médecine s’oriente vers une individualisation, nuancée de paternalisme, et ouvrira des voies aux femmes médecins, plus aptes à toucher la population féminine au Maroc.

La coexistence dans la séparation

Par ailleurs, les Français apporteront au Maroc une certaine idée de la coexistence religieuse entre les trois religions monothéistes, à partir des principes de Lyautey, prônant qu’il n’y ‘ pas de races inférieurs ni d’homme universel, que les hommes sont égaux mais différants, la différence se concluant le lus souvent par la séparation et non l’échange. Ainsi le Protectorat ne connaît ni les controverses religieuses ni les échanges mystiques, mais plutôt un respect mutuel fondé sur l’ignorance - avec cependant des missions religieuses vivant d’évangélisme et non de nationalisme (à titre d’exemple le Père Peyriguère qui gène la hiérarchie catholique ; les chrétiens et le Protectorat), portées vers les Berbères considérés comme peu islamisés, en dehors de tout prosélytisme officiel interdit par Lyautey.
Lyautey permettra d’ailleurs l’introduction illégale de l’enseignement religieux dans l’école, pour les Marocains. C’est ainsi que des écoles seront créées pour les Européens (dans un esprit nouveau par rapport à ce qui se passe en France), où un petit nombre d’élèves marocains seront admis. Discrets, ils sont loués pour leur ferme désir d’apprendre mais critiqués pour l’apprentissage « par cœur ». c’est là que le mépris des Arabes et leur langue laisse des traces parfois douloureuses.
Un enseignement pour les Marocains voit le jour, à côté de l’Ecole coranique où l’on « n’apprend que pour recevoir le savoir » (p. 233) : écoles pour fils de notables, où l’on pratique la conviction selon laquelle un homme ne peut appartenir à deux cultures, considérant que l’intelligence des Marocains serait incapable de s’adapter aux programmes de l’enseignement français. Cette dichotomie se double par l’opposition d’une élite aux masses  non scolarisées, des garçons aux filles pour qui l’on couvre peu à peu un enseignement professionnel (broderie, tapisserie). Y a-t-il là volonté de protéger les Berbères de l’influence arabe ? Réalisme face aux réticences des parents marocains devant la culture française ? Peur d’instruire les classes populaires ?

L’ambivalence de la présence française au Maroc

Si l’un se demande ce qui a retenu des Français au Maroc, c’est sans doute, comme en témoigne l’enquête, le bonheur d’une enfance heureuse et libre dans les campagnes, où les contacts entre enfants des deux communautés avaient lieu naturellement (contrairement à leurs parents), l’ouverture d’esprit qui en découlait, même si en ville les jeunes sentaient davantage l’ambiguïté de certains situations. C’est aussi l’ « enchantement » de la découverte du pays, des médinas, des maisons arabes. D’où l’instauration de l’inspection des monuments historiques pour sauvegarder en particulier la médina de Fès risquant déjà de succomber à la surpopulation, la nostalgie de la nature qui travaille les Européens, la création de musées (Fès, Rabat, Tétouan, Tanger), la découverte d’une autre philosophie de la vie. Tout ceci recouvert, déformé par la difficulté des échanges culturels profonds, de part et d’autre, la différence des habitudes de vie, de mœurs - en particulier le sort des femmes qui choque et bloque les Occidentaux - , une ségrégation sociale (involontaire ? ), les Européens ayant pris l’habitude de se faire servir par les Marocains avec, à titre d’exemple, la dégradation du prénom de Fatma, un paternalisme à base de méfiance réciproque et d’européocentrisme.
Ce livre peut choquer des sensibilités par son discours qui reprend, sans fausse pudeur, des termes aujourd’hui rejetés : « indigène » ou « pacification » par exemple. Il dit sans complaisance combien un grand nombre de Français vivant au Maroc ont méconnu les autochtones (et le prouve par certaines erreurs de langage)1, entre une curiosité plus ou moins voyeuriste, une bonne volonté de prosélytes « malgré tout », un rejet nuancé de ceux qu’ils considéraient même parfois comme « repoussants », dans une perception généralisation. Il permet aussi de comprendre pourquoi, durant cette période de 1912 à 1956 qui a vu se construire une modernité et se gâcher des valeurs, des Français élevés au Maroc ont pu se sentir étrangers en Europe, regretter l’immobilisme politique qui a engendré la violence, partir par peur mais parfois revenir après 1956, et considérer que l’indépendance du Maroc n’a pas constitué une rupture avec la France.
Comme le souligne Tahar Ben Jelloun dans la préface, si le souvenir est contrarié, il n’est pas meurtri pour les Français. L’amitié est réelle bien qu’ambivalente des eux côtés, et le livre de Yvonne Knibiehler, Geneviève Emmery et Françoise Leguay rappelle aujourd’hui à juste titre que, si l’histoire ne se répète pas, elle peur parfois « avoir la mémoire courte » (préf. P. 15). ■

Notes :
1- Voir p. 368 : Moulay Youssef au lieu de Sidi Mohammed Ben Youssef, Moulay Arafa au lieu de Sidi Mohammed Ben Arafa.

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