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9 mars 1998

N°1. A propos de livre de Yahd Ben Achour :


« Politique, Religion et Droit dans le Monde arabe »

Ben Achour, Politique, religion et droit dans le Monde arabe, Cérès-Eddif, Tunis-Casablanca, 1992.

Lire et écrire entre les lignes : tel est l’exercice qui se propose à nous dans les colonnes qui suivent. Livre et écrire au sujet de l’ouvrage de Yahd Ben Achour : Politique, religion et droit le monde arabe.
La lecture d’abord, celle d’Abdou filali-Ansary, expose les grands axes de réflexion tracés par le juriste tunisien sur la question du conflit opposant tradition et modernité au Maghreb.
L’écriture ensuite, d’Ali Mezghani, qui opère, à partir du même ouvrage, une libre dérive mettant en évidence le parti pris de l’auteur pour la modernité.
Cette double approche de l’ouvrage de Ben Achour montre bien l’intimité y liant la rigueur à l’originalité.

Abdou Filali-Ansary

Tradition et modernité au Maghreb : la réponse d’un juriste

Dans son dernier ouvrage, Yahd Ben Achour donne l’impression de vouloir travailler, à son tour et son point de vue, sur les différentes péripéties que prend au Maghreb le conflit entre tradition et modernité. Il le fait « à son tour », parce que cette entreprise est menée pratiquement par tous les penseurs arabes contemporaines, au point de donner à croire qu’ils se sentent tous obligés, depuis près de deux siècles, de se soumettre à cet exercice, de « remettre leur copie » sur ce sujet. Il le fait « de son point de vue », parce que la préoccupation du juriste est évidente dès le titre, qui affiche trois notions au lieu des dualités habituelles1. Ce qui fait donc l’intérêt particulier de cette approche, c’est qu’elle se propos de rechercher, à l’intérieur d’un champ visible et déterminant comme le droit en profondeur que vit le monde arabe depuis plusieurs décennies.
Désenchantement et multiplicité des discours
Apparemment, ce qui se passe, la transition d’une société moderne, est un phénomène déjà connu : « Tel est le paysage central de la transition au niveau de manière de comprendre. Conséquence : le verbe reflue du champ de la connaissance générale pour se cantonner dans le domaine des croyances. Pour nous aussi, c’est le désenchantement du monde qui commence »2. Mais en fait les choses sont bien plus complexes. Déjà, l’opposition entre adeptes de la tradition et défenseurs de la modernité doit être nuancée. Yadh Ben Achour distingue quatre discours dominants là où les attitudes sont habituellement réduites à deux. A côté du réformisme et du modernisme identifiés et authentifiés par la majorité des commentateurs, il ajoute le discours intégriste et le discours intégriste et le discours phénoménologio-positiviste. Ainsi, et dans la mouvance de ceux qui restent attachés à la « vision » islamique, une nuance importante est introduite : les uns assimilent la modernité au moyen de notions empruntées au patrimoine connu, les autres le rejettent purement et simplement et voudraient remettre en fonction le modèle dans sa perfection initiale. Même si tous se réclament du paradigme fondateur, les uns dissimulent leur modernité. De même, dans l’autre camp, une division aussi importante s’impose. A côté du discours moderniste « militant » se dresse le discours l’observateur des sciences sociales, qu’on ne peut plus considérer comme un spectateur, extérieur à la partie. Cet observateur s’ajoute lui-même aux acteurs majeurs qui animent les échanges et façonnent les représentations. Il se signale notamment par les sympathies qu’il manifeste à l’égard des visions intégristes.
Yadh Ben Achour accord une grande importance aux conditions dans lesquelles se déroulent les échanges antre ces différents discours. Il souligne avec force que : « la situation culturelle, politique, économique actuelle du monde arabe fait qu’il est impossible, surtout quand on est un Arabe du monde arabe, de parler de la religion comme phénomène social totalement explicable, de même qu’il est devenu impossible d’en parler philosophiquement comme le ferait un intellectuel dépassant l’esprit de son temps […]. Il est donc tout à fait naturel, l’intellectuel n’étant pas forcément un héros, que dans ces conditions tout ne soit pas dit, et que le discours de l’intellectuel sur la religion, le droit, la politique soit un discours stratégique tissé de silences, de prudences, d’esquives, donc un discours corrompu »3.
Les conditions du dialogue sont en effet déterminantes sur les attitudes en présence et sur l’évolution des échanges. Il ne s’agit pas d’une confrontation au grand jour de philosophies concurrentes, ni d’un débat ouvert où les uns et les autres peuvent loyalement présenter leurs arguments. « Tout discours de l’intellectuel sur la religion est un discours stratégiste produit en fonction de l’effet attendu sur l’opinion. La société lui refusant le statut de neutralité scientifique, l’intellectuel, dans ce débat, se voit condamné à penser, en général, comme s’il avait à vendre une image de marque. Cette image lui est dictée par le souci de sa bonne réputation ou de son intérêt. S’il cherche à penser en dehors des « admissibles », c’est-à-dire de prendre à plein corps sa condition d’intellectuel, il peut se voir damné, condamné, assassiné. La société en fait un politicien du savoir scientifique »4. Invoquer l’idée de corruption à propos de ces discours paraît certes très fort. Mais il est vrai que le manque de transparence qui caractérise l’ambiance culturelle arabe fait régner la suspicion, suscite souvent des accusations infâmantes et réduit le débat à une recherche de motifs inavouables chaque fois où on a affaire à des prises de position non conformes à ce qui est attendu.
Redistributions sémantiques
Malgré toutes les perturbations et les distorsions que cela entraîne au niveau du dialogue social, on voit bien, à suivre Yadh Ben Achour, qu’il y a deux visions du monde qui s’affrontent et qui sont, quels que soient les efforts de conciliation mis en œuvre, irréductibles l’une à l’autre. Yadh Ben Achour n’est pas insensible à la complexité des notions et des attitudes, aux transferts, aux déplacements de sens et à l’effet de large spectre que cela donne aux positions exprimées. Il voit bien, par exemple, que la vision traditionaliste a emprunté et emprunte mille stratégies pour s’approprier le réel dans le cadre du « paradigme fondateur ». « …Tradition et modernisation se heurtent mais également se soutiennent mutuellement. Non seulement parce qu’on peut y déceler des cycles de rupture et des cycles de continuité, mais également parce que le changement se légitime en se ressourçant dans la tradition et que la tradition agit sur la société en récupérant le modèle contre-traditionnel… »5. ainsi la confrontation ne prend-elle pas la forme d’un « face à face » de modèles indéfiniment stables et identiques à eux-mêmes. D’ailleurs, le propre de cette tradition c’est justement d’unifier a posteriori des éléments épars dans un cadre gouverné par une homogénéité caractéristique. Ici, Yadh Ben Achour rejoint les conclusions d’un travail récent6, qui voudrait démontrer que l’existence d’une législation islamique unifiée et homogène procède bien plus d’une illusion d’optique que d’une observation attentive de faits : « La pensée juridique a forgé quantité de techniques (Qiyas-Hial-Istiçhab-‘Amal-Darura-Maqaçid-Shari’a-Bid’a mustahsanah, etc) pour canoniser, contourner, travestir, refouler, ignorer des faits juridiques, moraux, coutumiers, culturels »7. le résultat obtenu est cette matrice unique  et homogène que la conception courante rattache au paradigme fondateur. « Si les Uslistes ne sont pas d’accord sur les sources de la normativité […] ni sur les sources de la méthode […], l’homogénéité de la norme ne fait pas de doute. Elle est comprise à la fois comme norme de croyance (ce qu’il faut croire), de soumission symbolique par son corps (ce qu’il faut faire, dire, comme acte de foi), de moralité (le bien penser et le bel agir), de comportement extérieur « civil » (l’agir civil ou politique conforme à la loi) »8. « Ce sont bien les Uslistes qui ont construit ‘le système’ de la normativité islamique, c’est-à-dire un ordre pyramidal […], descendant, déductif »9. ils ont réussi à fusionner le tout dans le cadre d’une utopie vivante et agissante. « … une utopie qui n’est pas le pur produit de la seule raison théologique, aucune raison ne peut prévaloir si elle n’est pas consacrée par le collectif. C’est donc une utopie collective qui parfois s’endort écrasée par le poids des fatalités historiques et parfois se réveille et devient éminemment agissante, comme elle l’est aujourd’hui »10. tout se déroule toujours sous le contrôle plus ou moins proche, plus ou moins sévère, plus ou moins mobilisateur  du paradigme fondateur : égalitaire, probe, abstrait »11.
Cette homogénéité est mise à l’épreuve, régulièrement, depuis que le sentiment du retard a envahi les Arabes au XIXe siécle12. « Par le même langage et les mêmes techniques s’opère donc un changement de finalités, une nouvelle distribution sémiologique autour des concept de Insân (Homme). ‘Adl (justice), Hurya (Liberté), Haq (Vérité, Droit), ‘Umran (Civilisation) d’un côté, Dawlah, Wazi’Amn, Mulk de l’auteur »13. Elle a toutefois constamment cherché à retrouver l’équilibre, à reprendre le contrôle du changement social et à assimiler les nouveautés qui s’imposent. Il y a certes une modernisation et une transformation ‘de l’intérieur’, même si le problème su conflit latent, de l’ambiguïté persistante reste posé. Il reste, malgré tout, une opposition fondateur et la philosophie qui gouverne toute société véritablement moderne. « On ne peut esquiver le dilemme par un essai de conciliation ou de synthèse. Car toutes deux, la philosophie et les Ecritures, proclament qu’une seule chose est nécessaire : une vie libre de recherche pour l’une, une vie d’obéissance et d’amour pour l’autre ; or l’une est à l’opposé de l’autre »14.
Confrontation des traditions juridiques
Cela se voit nettement à travers les problématiques du droit, les manœuvres, les confrontations et les stratégies de soumission auxquelles il donne lieu. Déjà dans le passé, au Maghreb, le malékisme s’est imposé, au terme d’un processus dont Yadh Ben Achour propose une analyse détaillée, comme la quintessence d’une culture, comme « un drapeau » pour le Maghreb. Une école juridique, devenue l’âme d’un peuple, pourrait-on dire, ce qui paraît réellement remarquable. Mais ce système qui reposait sur un équilibre entre deux composantes : une norme jamais pleinement appliquée et une réalité subsumée mais non totalement légitimée, se trouve maintenant remis en question : le droit ne découle plus d’une source transcendante, même si inconsciemment on continue à lier loi e transcendance ; il est proclamé par décret humain et se veut aujourd’hui instrument de changement social, expression d’un volontarisme politique. « Le livre et la mémoire étaient les instrument privilégiés du contrôle social. Pour rasseoir une solution juridique il fallait obligatoirement remonter le temps […] le code moderne, la réforme législative sont devenus les créateurs et les témoins du changement social. Si le droit passe par l’Etat, la révolution passe par le droit et le droit revendique la découverte du sens du devenir »15. L’Etat est désormais, quelle que soit l’attitude qu’on ait vis-à-vis de la tradition, le lieu privilégié du droit et de l’activité législative.
Les ambiguïtés fondamentales subsistent cependant et ne permettent pas d’opérer le saut indispensable pour une adhésion aux valeurs de la modernité. Ainsi les Droits de l’homme, qui font l’objet d’entreprises insistantes de récupération et de contournement, n’ont pas permis de réaliser le démêlage, l’éclaircissement, si nécessaire aujourd’hui. « Il est évident que chacun de nous peut retrouver dans son patrimoine culturel et son héritage religieux à la fois le concept d’ « Homme » et le concept de « Droit ». Mais il ne suffit pas de les coller l’un à l’autre pour avoir par là la preuve qu’ils constitueraient l’origine ou le ferment de notre conception moderne des droits de l’homme : cela qui insiste sur la liberté de l’Homme individu par rapport à son groupe et à son Etat et qui conçoit la cité, comme ayant son principe et son fondement en elle-même »16.
Crise de croissance ou impasse totale ?
Le mot de la fin, pour Yadh Ben Achour, est un cri de révolte contre, d’une part, ce poids incontournable et sans cesse renouvelé de la matrice fondamentale et, d’autre part, tous les discours qui détournent les énergies et l’interrogation sur l’instrument, l’Etat, aux dépens de l’objet fondamental, la société. « … Le plus responsable n’est pas celui qui pense. Cessons de trop interroger l’Etat. Il y est, pourrait-on presque dire, pour si peu de choses ! Questionnons la société arabe. Le Dictateur, c’est elle ! »17.
Cri de désespoir, aveu d’impuissance ? L’ouvrage de Yadh Ben Achour, le ton qu’il adopte et le fait qu’il contourne ouvertement les obstacles que se donnent les penseurs arabes actuellement est-il l’indice d’un déblocage du débat qui s’annoncerait à l’horizon ? Ou bien signale-t-il le dédoublement de la société en deux groupes étanches, d’une élite consciente une masse qui refuse de se laisser entraîner ? Que faire, face à l’absence de consensus de base ?
La dramatisation de la contradiction, son intensification à un degré extrême, est-il signe d’un bouleversement profond en train de se dérouler sous nos yeux ? ■

Abdou Filali-Ansary

Les notes
1-    Yadh Ben Achour : Politique, religion et droit dans le monde arabe, Cérès/Eddif, Tunis/Casablanca, 1992.
2-    Op. cit., p. 160.
3-    Op. cit., p.27-29.
4-    Op. cit., p. 45- 46.
5-    Op. cit., p.154.
6-    Aziz Al-Azmeh : La laïcité d’un point de vue différent (Al’Imaniya min mandhur mukhtalif) Beyrouth, 1992.
7-    Yadh Ben Achour, Op. cit., p. 71.
8-    Op. cit., p. 62.
9-    Op. cit., p.64.
10-    Op. cit., pp. 76-77.
11-    Op. cit., p. 76.
12-    Op. cit., p. 110.
13-    Op. cit., p. 122.
14-    Leo Straus : Droit naturel et histoire, Flammarion, coll. Champs, Paris, p. 77. cité par Yadh Ben Achour.
15-    Yadh Ben Achour, Op. cit., p. 170.
16-    Op. cit., p. 233.
17-    Op. cit., p. 271.

La grâce et la loi

Ali Mezghani


De quoi parle ce livre ? De droit de politique et de religion dans le Monde arabe, le titre indique l’objet. Mais si le lecteur n’a qu’un rôle passif, si le livre n’appartient plus à son auteur, alors, le lecteur, que je suis, est en droit de dire, de son point de vue, de sa position de lecteur, quel est ou quels sont ces objets. C’est cette liberté que je prends. Dans cette tentative j’avoue avoir beaucoup hésité.

1-    L’illusion

Si les hommes, au début, se nourrissent d’illusions l’objet de ce livre serait l’illusion, nos illusions. Ces mirages qui nous hantent, que nous prétendons poursuivre mais qui sans cesse nous échappent. Image immatérielle, toujours insaisissable, toujours fuyante. En quoi se résume notre vie, et en quoi peut se résumer un livre qui veut en parler sinon en ces multiples, éternelles et continuelles courses poursuites. A la recherche du progrès, du développement, du savoir, tous venus d’ailleurs. A la recherche d’une puissance perdu. A la recherche de ce que nous avons perdu, mais aussi de ce que nous n’avons jamais pu avoir : la démocratie ?
Mais là encore, quel malentendu, quel leurre ! Yadh Ben Achour a bien eu raison de rappeler ces évidentes, mais méconnues, définitions. Non, la démocratie n’est pas dans son essence la soumission de la minorité à la volonté et l’autorité de la majorité. Elle est définition des droits de celle-là et des obligations corrélatives de celle-ci. Il a eu raison de rappeler que le rire est l’une de ses conditions, car l’art du rire amène à la rhétorique de la dérision, il affranchir de la peur. Mais peut-on vivre en démocratie sans s’affranchir de la crainte, et peut-on s’affranchir de la crainte sans la passion des lois ? C’est parce qu’ils partagent une égale soumission au règne de la loi, que les citoyens, en démocratie, ne deviennent pas des despotes les uns pour les autres.
J’ose récuser ce concept, j’entends celui, de démocratie. Galvaudé, il a perdu de son sens. Trop chargé, récupéré il n’intéresse plus que les opérateurs de l’activité politique, gouvernants et opposants, c’est-à-dire peu de gens. Je lui préfère le concept de liberté. Les libertés sont le fondement, la fondation de la démocratie. L’exercice effectif, au quotidien, non pas uniquement des libertés publiques, mais de toutes les libertés, est la condition de la vie démocratique. Il en existe une, surtout, qui ne peut être méconnue, par ce fait qu’elle s’exerce par tous et à l’égard de tous. Cette liberté est celle de la préservation de la vie privée. Essai clos, mais aussi droit de s’afficher ! Car, en démocratie, la liberté n’a de sens que si elle peut se réaliser au grand jour. Comment faire admettre cela à une société où l’un de ses principes d’organisation autorise tout un chacun à corriger, ordonner, prohiber, à intervenir en bonne consigne autorise tout un chacun à corriger, ordonner, prohiber, à intervenir en bonne conscience, à régenter légitimement les autres comportements individuels ?
L’époque est, certes, au désenchantement, à la perte des illusions. Et l’on peut vivre sans illusions, mais dans l’espoir de l’espérance. Le Droit devrait, alors, permettre aux citoyens de vivre en société aussi harmonieusement que possible. C’est sa mission en même temps que sa vertu.
Je comprends, cependant, la conscience lucide de l’auteur : notre avenir immédiat serait la moins insupportable des dictateurs. Il y a donc, en un lieu quelconque de notre être une impossibilité. Voilà pourquoi ce livre conduit à l’agnosticisme. Par ses silences c’est-il pas aussi agnosique ?

2-    Agnosie et Agnosticisme

Ce livre est agnostique par sa liberté de ton, mais il conduit aussi à un scepticisme par impossibilité, et il éclaire, mais recèle aussi l’incapacité de nommer ce qui est pourtant identifié. Il est alors agnosique.
- Agnosie. Un énorme travail sur le glissement des sens émaille l’ouvrage : insân, dawla, haq, shûra, siyâsa, etc. Termes qui ne désignent plus ce qu’ils signifiant. Sans être propre à l’auteur, il y a difficulté à nommer. L’Etat est simplement pédagogique, il n’est pas tout à fait pédagogique. Il est réformiste, jamais modernisateur. La société est en voie de développement et nulle part sous-développée. Le droit est réceptacle des mœurs, de religion et de politique. Forme creuse qui précède son contenu, système sans autonomie ! Il est négocié, délibéré ou n’est pas. Où est alors le rôle de l’Etat, tiers garant de l’intérêt général, arbitre entre les intérêts contradictoires ? Le croyant du for intérieur est-il la seule façon de dire la nécessaire évacuation du religieux de l’espace public ? Que le système juridique tunisien soit, à la suite d’une longue mais certaine évolution, devenu laïc, n’empêche pas le Code des obligations et contrats d’être le lieu d’une prétendue coexistence du Droit musulman et du Droit moderne. Ne parlons pas du Code du statut personnel, dernier carré de résistance du Droit ancien. Qu’importe l’évolution des faits, marquée de progressives, mais continuelles disparitions des institutions traditionnelles, qu’importe les lieux de rupture dans le droit et les structures de la famille, puisque l’idée est maîtresse du Réel ! La représentation devient croyance et se convertit par auto-persuasion en vérité.
Cette difficulté, ce non-dit, ont une cause. Notre société est une, elle ignore la diversité : tous arabes, musulmans, malékites, ash’arites. Elle ne se regarde pas, son état de sous-développement est tu, ses retards sont la preuve de son authenticité, ses blocages sont le signe de sa supériorité. Notre société refuse de se nommer. Elle se nie : l’Assemblée nationale devient la Chambre des Députés. Les Ministères de l’éducation, de l’économie, les équipes sportives, les organisations, les fêtes sont amputés du qualificatif national : Watani au lieu de Quawmi. Le glissement sémantique parle de lui-même.
L’histoire glorifie le passé, qu’importe la misère des temps présents, qu’importe l’impasse de la pensée ! Oui, « chez toutes les nations l’histoire est défigurée par les fables », mais la philosophie arrive au milieu des ténèbres pour éclairer les hommes (Voltaire : Essai sur les mœurs, t. 2, p. 801). Mais notre histoire est une fable, le temps de la philosophie est-il déjà là ?
Face à sa propre défaillance, la société a besoin de l’Etat. Voilà qui explique la place centrale qu’il occupe dans nos esprits et dans le Livre. Modernisateur, entrepreneur, financier, éducateur, médecin, commençant, il est tout, tout en étant seul. Rousseau, déjà écrivait : « La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut (…) lui montrer le bon chemin » (J. J. Rousseau : Du contrat social, p. 76). C’est la fonction nécessaire de l’Etat, son secret, qui est de donner un idéal à la communauté. Et les grands législateurs sont ceux qui se distinguent par la hardiesse de leurs institutions.
- Ce livre parle de l’inaccessible, de nos impossibilités. Impossibilité de passer outre la pensée traditionnelle, impossibilité de quitter l’archaïsme de l’antiquité pour les lumières de la modernité. Le réformisme est enfermé dans la logique du corpus, du texte. L’ossification, la sclérose de la pensée comme celle du Droit, fortement décrites et décriées n’empêchent pas le retour au paradigme fondateur, conçu comme modèle à revivifier : modernisation de l’Islam, islamisation de la modernité, nouvelle lecture du corpus.
Sous cet angle, ce livre a pour objet l’interprétation, et plus précisément, les limites de l’interprétation. Un texte dit aussi en référence à sa propre cohérence. Et si les interprétations subjectives sont théoriquement possibles, cela suppose un type de lecture qu’Umberto Eco qualifie d’hermétique (Hermès). Parce qu’elle ne juge pas à l’aune d’une vérité pré-établie, et parce qu’elle considère que le langage est ambigu et polyvalent, cette méthode ouvre la voie à des interprétations infinies. « Un texte sacré n’autorise, cependant, pas une trop grande licence, car il se trouve toujours une autorité et une tradition religieuse pour revendiquer les clés de son interprétation. Ainsi, la culture médiévale n’a rien fait d’autre qu’encourager l’effort d’une interprétation infinie dans le temps mais limitée dans ses options » (U. Eco, p. 110). Cette attitude est transmise aux textes juridiques modernes. Mais elle vaut d’abord pour les textes religieux. On comprend alors pourquoi la foi de Ghazali l’a emporté sur la Raison d’Ibn Rochd, on comprend pourquoi, Ibn Rochd, Ibn Khaldûn, Ma’ari, Jahidh sont toujours glorifiés, mais sans progéniture. Face à ces limites, la conscience douloureuse de l’auteur s’exprime à la fin de livre : l’incontournable, l’inévitable laïcité.
Mais alors ce livre est un livre de ruptures en même temps qu’il est sur la rupture.

3- La rupture

Ici, comme pour le neveu de Rameau, la modernité réside dans l’affaiblissement du modèle ancestral, elle consiste dans la fin de l’obligation, de la dette par rapport au modèle parental. Mais la culture s’est-elle vraiment révoltée contre le passé, les ancêtres sont-ils vraiment devenus maudits ?
Une rupture qui n’est pas auto-produite se heurte, pour être intériorisée, à son extériorité originelle. D’où les soupçons qui l’entourent. Venue d’ailleurs, elle ne peut qu’être suspecte ou inconscience, l’Autre, dominant, est un enfer permanent, sans purgatoire. Alors, il faut, pour se définir, pour s’identifier, s’opposer et s’isoler : déclarations arabe, islamique, africaine des droits de l’homme au lieu de déclaration universelle, il y a le Monde et le Monde arabe, un globe dans le globe ? Le rapport à l’Autre est une impureté et, comme dans la Nouvelle Héloïse, la nostalgie d’une communauté fermée nous frappe, car le plus important est de penser autrement que les autres. Mais contre Rousseau, j’invoque Doderot.
Et pourtant, on sait par Ibn Khaldûn qu’il n’y a d’autre alternative que celle de l’imitation, de la mimésis. Nulle société ne peut vivre sans échange. Peut-on ignorer, comme le rappelle le livre à maintes reprises, la globalité de la modernité ainsi que son unité ? Peut-on en appeler au règne de la loi, au respect des droits de l’homme, user des techniques, fasciner la technologie sans référent moderne ? Peut-on ignorer que le temps et l’espace se confondent, et que la mondialisation de l’économie, des valeurs, des systèmes politiques et juridiques est un fait, non pas une idée ? Peut-on ne pas déconstruire les grandes fondations sociales traditionnelles ? Peut-on éviter le despotisme sans renoncer à la loi du talion ? Peut-on faire autrement que de dire, sans reniement, comme le suggérait Taha Hussien à Tunis en 1957 lors d’un débat radiophonique qu’il eut avec Messaadi, Klibi et Belhouane, que l’Occident est part de nous-mêmes, que la modernité est aussi notre.
Si ce livre devrait être un roman, il aurait pour principaux personnages : d’abord le neveu de Rameau ; mais aussi Usbek, despote, homme du sérail, cherchant dans un retour au religieux, le moyen de se faire craindre ; Rica, dénonçant l’Europe, mais renonçant à sa terre natale pour la réalité européenne ; Zadig, excellent pédagogue ; l’émile de Rousseau, nationaliste mais communicant. L’auteur serait, lui, Candide cultivant son jardin.
On baigne en fait en plein XVIIIe siècle, on baigne dans les Lumières. Voilà pourquoi ce livre est un livre sur la Modernité, je l’ai lu comme un plaidoyer pour elle. ■

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