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9 mars 1998

N°1. Le XXe siècle des femmes maghrébines

Isabelle Larrivée

Sophie Bessis et Souhayr Belhassen : Femmes du Maghreb : l’enjeu. Ed. Jean-Claude Lattès/Eddif, Paris/Tunis, 1992, 278 pages.

Le livre de Sophie Bessis et Souhayr Belhassen, Femmes d Maghreb : l’enjeu, plonge à la fois dans l’histoire de la région et dans la vie quotidienne, pour d’abord montrer toutes celles qui, ni loques, ni héroïnes, luttent au jour le jour pour des conditions d’existence plus acceptables et pour une plus grande reconnaissance de leur statut social, politique, juridique. Il est aussi un ouvrage d’histoire critique, mettant en évidence l’occultation dont a fait l’objet le problème de la condition féminine. Il est enfin l’analyse de l’oppression féminine au Maghreb, de ses souches et de ses variantes à travers les dernières décennies.

Dans la panoplie d’ouvrages parus récemment sur la question des femmes au Maghreb, quelles représentations en sont offertes ? De l’image de la femme-serpillière, fondée sur les poncifs identitaires les plus éculés, à celle de la femme-héroïne, nous faisant vivre tous les fantasmes de l’émancipation par procuration, ces modèles permettent-ils à une génération de femmes à venir de se reconnaître ou de s’inventer une nouvelle représentation d’elles-m^mes, moins mortifiante, et une nouvelle stratégie d’action ? Est-il encore possible de contribuer de façon novatrice à cette réflexion, d’une façon qui ne soit pas le brossage passif d’un tableau mais le bilan lucide d’une question ?
Les auteurs invitent, entre autre, à un retour sur cette condition de la femme méditerranéenne, un peu comme l’avait proposé il y a quelques années Germaine Tillion dans le Harem et les cousins1, mais plus spécifiquement sur la jonction du couple islam/arabité avec la Méditerranée. Cette jonction aurait, selon elles, produit « quelques-unes des sociétés les plus oppressives de la planète en matière de condition féminine » (p. 16) et ce, malgré l’amélioration que l’on connaît du sort qui avait été jusqu’alors réservé aux femmes.
S. Bessis et S. Belhassen font ressortir les positions de quelques penseurs maghrébins quant à l’émancipation des femmes, que ce soit de façon réfractaire comme chez Ben Badis, ou sous forme de velléités réformistes chez Allal Al-Fassi.
Enjeu des idéologues, qu’ils soient traditionalistes ou progressistes, enjeu aussi bien des occupants que des colonisés, la femme peut tour à tout servir et desservir les ambitions politiques selon qu’on fait la promotion d’une certaine libéralisation des mœurs ou qu’on persévère au contraire dans les ornières du conformisme religieux. Cela est flagrant en Tunisie, sous Bourguiba qui, « considéré plus tard comme le libérateur de ses concitoyennes, a en fait toujours utilisé l’islam et la tradition comme des pivots de sa stratégie de ralliement des masses à la cause nationaliste » (p. 32).
La déception est d’autant plus grande lorsqu’au sortir des luttes pour l’indépendance, les femmes ne se voient reconnaître aucune place dans les structures du pouvoir, parce que leur présence, aux yeux des bien-pensants, aurait été considérée comme facteur de désordre, de fitna, dans le sens où Christine Buci-Gluksman la définissait2, à mi-chemin entre la séduction et la transgression. L’espoir de la classe « luttante » des femmes d’alors, suscité par la victoire de l’indépendance, n’aura d’égal que la désillusion à laquelle il cédera.
Car même lorsqu’on avait cru prendre une certaine avance, même lorsqu’on avait considéré que certaines choses étaient acquises sous prétexte qu’on avait accès à des lieux traditionnellement réservés aux hommes, on avait négligé d’inscrire de façon durable. C’est-à-dire dans les lois, l’évolution dont on avait été les artisanes et les témoins pendant les années cinquante et soixante. Certes la Tunisie, soulignent les auteurs, avait innové dans le domaine, mais à quelles fins et jusqu’à quel point avait-on laissé les femmes être maîtresses de leur existence ? La persistance du système de la dot obligatoire et les injustices criantes en matière de succession et d’héritage, entre autre, empêchaient de croire en une réelle libération et égalité entre les sexes, cependant que le Maroc s’enfonçait toujours plus profondément dans les traditions que soutenaient notables et oulémas et que l’Algérie, malgré des allures progressistes attribuant aux femmes et aux hommes l’égalité en matière de droits et de devoirs, élaborait parallèlement un code de la famille rétrograde, maintenant la polygamie, la répudiation, la « déférence » de a femme envers son époux, etc. on allait prendre le tournant des années soixante-dix avec fort d’acquis.
Dans la foulée des profondes mutations démographique, physionomique, économique, que vivent les pays du Maghreb depuis une vingtaine d’années, dans ce brassage des populations citadine et paysanne résultant de l’exode rural et l’abolition qui s’en est suivie des distinctions fondamentales qui étaient constitutives de la sensibilité maghrébine, dans quel sens a évolué la condition féminine et vers quoi s’engage-t-elle ? Dans la tourmente islamiste, alors que l’avancée des « Frères » se mesure au nombre de hijab-s rencontrés ou bien dans les facultés, ou bien simplement dans les rues d’Alger ou de Tunis (la djellaba semble encore de mise au Maroc, remarquent les auteurs), les femmes demeurent celles par qui l’honneur arrive (ou se préserve…). Même s’il existe un islamisme au féminin. C’est-à-dire une lecture critique du code de la famille discriminant ce qui y relève de la charia coranique et ce qui  est de l’ordre de l’interprétation, on ne saurait espérer que par là vienne le statut des femmes. Au contraire, plus insidieux sur la question, l’islamisme semble renouveler les figures du discours sexiste en une rhétorique de l’évitement plutôt que de l’exclusion pure et simple des femmes dans la société : « Une des forces du discours islamiste en direction des femmes, affirment S. Bessis et S. Belhassen, est de ne pas présenter l’apartheid sexuel qu’il érige en règle intransgressible de la société islamique de demain comme signe de leur infériorité, mais comme le fondement d’un ordre à venir dont elles seront autant que les hommes bénéficiaires » (p. 199).
Quant à savoir réellement ce que souhaitent les Maghrébines du point de vue de leur statut, Sophie Bessis et Souhayr Belhassen montrent que les avis sont aussi diversifiés que les femmes, que les volontés sont plurielles, du moments où il n’existe nulle cohésion et nul programme capable d’assurer un projet féministe viable et tenant compte des réalités sociales, économiques, culturelles, religieuses, etc., en présence au Maghreb : « Il faut une dernière fois les écouter ces femmes ordinaires, jeunes et vieilles, salariées ou mères au foyer, grandes et petites-bourgeoises ou prolétaires, pour découvrir qu’elles tentent à leur façon d’opérer la synthèse entre un conservatisme omniprésent et une modernité qui a cessé de leur être tout a fait étrangère » (p. 270).
Si les femmes sont l’enjeu d’autant de résistances et de changements, c’est aussi par elles que se traduisent certains des malaises maghrébins actuels. Et une volonté réelle d’émancipation des femmes, concluent les auteurs, sera une porte ouverte sur des « formes nouvelles de l’expérience humaine » (p. 279). ■

Les notes :
1-    Paris, Ed. du Seuil, 1966.
2-    « Fitna ou la différence intraitable de l’amour », in imaginaires de l’autre, Khatibi et la mémoire littéraire, Paris, l’Harmattan, 1987.

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