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9 mars 1998

N°1. Sens et puissance au Maroc

Abdellah Saaf : Politique et savoir au Maroc, S.M.E.R., Rabat, 1991.

Dans l’introduction de politique et savoir au Maroc, A. Saaf se propose de répondre à « trois séries d’interrogations » :
-    les rapports entre savoir politique et pouvoir dans le Maroc indépendant ;
-    Ceux de la science sociale et de la domination coloniale ;
-    Et, enfin, le développement des recherches en sciences sociales en rapport avec la restructuration de l’univers politique dans le Maroc d’aujourd’hui.

La première série d’interrogations sera entreprise à travers les itinéraires intellectuels et politiques des chercheurs en sciences sociales (les « social-scientifiques ») les plus représentatifs (les « intellectuels centraux »). Trois noms, trois itinéraires ont été retenus ici : ceux de Paul Pascon, Abdellah Laroui et Abedlkébir Khatibi.
« Figures centrales des années soixante-dix », dont ils symbolisent les grands courants intellectuels, ces trois personnalités appartiennent à la même génération, ont vécu le même type d’expérience historique, reçu le même genre de formation et ont eu des carrières universitaires semblables.
Ils ont eu affaire aux mêmes protagonistes intellectuels, développé des relations particulières avec la gauche issue du Mouvement national et le marxisme, dont ils se sont démarqués, à constitué pour eux un univers de référence.
Par sa quantité et sa diversité (tous les genres d’écrits dans la quasi-totalité des disciplines des sciences sociales) comme par sa portée scientifique et son « envergure humaine », l’oeuvre de P. Pascon est si impressionnante qu’elle éclipse toutes les productions antérieures dans son domaine.
C’est aussi une oeuvre qui a fini par « sécréter » une impressionnante infrastructure (groupes de recherche, bureaux d’études, impression, édition, etc.) qui a représenté un véritable pouvoir « lui permettant de créer de l’information à l’ombre du pouvoir pour servir loyalement celui-ci » (p.21).
L’itinéraire de P. Pascon est ainsi résumé par ce raccourci « technique » dès le départ. Mais  A. Saaf prend toute la peine qu’il faut pour nous retracer  les étapes qui ont mené cet homme au stade de « technocrate », « expert », « conseil », « développeur », préoccupé par la gestion loyale des projets de l’Etat » (p. 29).
P. Pascon a eu « toute une histoire avec la politique »(p. 24), celle de la gauche marocaine, en particulier et, plus particulièrement encre, avec le marxisme. Il a eu, d’abord, « longtemps des adhérences avec les communistes » (ibid.), pour considérer, ensuite, le marxisme, tout simplement, comme « une approche qui permet de voir ce qu’il y a en-dessous du voile » dont la société se couvre (p. 28), avant d’aboutir à la conclusion que « la méthode marxiste... ne résout pas tout et n’est pas la seule » (Ibid), etc.
Cette « histoire »est sous-tendue par une réflexion constante et lancinante -d’autant plus qu’elle n’est pas purement méthodologique, épistémologique, théorique... spéculative - sur les contradictions entre sociologie scientifique et « sociologie manipulatoire » (p. 22), domination et « critique de la domination qui renforce la domination » (p. 23), l’engagement de l’intellectuel en tant que militant politique et son engagement à titre de chercheur.
Au terme de son parcours, P. Pascon en arrive à renvoyer « pouvoir et contre-pouvoir... dos à dos » (p. 30) et à adopter une attitude dévalorisante envers la politique sous l’influence, la pression du contexte. Un contexte caractérisé par « les impasses de la politique, les échecs des autres [...] en particulier la moins efficace des politiques de l’heure, celle des partis... » (Ibid).
C’est dans le même contexte, celui de la crise des partis politiques issus du mouvement national et du désarroi de l’intelligentsia arabe consécutif à la défaite de juin 1967, que le nom d’A. Laroui s’est imposé.  Ses interventions étaient devenues des événements, des repères intellectuels incontournables parce que son message tombait dans une situation de disponibilité, d’attente et ne pouvait manquer de susciter des réactions intellectuelles diverses.
Ce message, par sa forme autant que par son contenu, semblait répondre à cette attente. Rejetant la « théorie contemplative » et la philosophie spéculative, il relève de l’idéologie et s’assume comme tel. Affirmatif et tranchant, doctorat et didactique, le message de Laroui synthétise et conclut bien plus qu’il n’interroge ou problématise. Critique et polémique il prend pour cible « les figures les plus avancées dans les élaborations politiques et sociales des nahda arabes (libéraux, salafistes, marxistes, nationalistes...) » (p. 35).
C’est à partir de l’action politique que Laroui a mené se réflexion. Dans son Idéologie arabe contemporaine, il entreprend l’étude de l’ « appareil conceptuel » qui sous-tend «l’activité politique et culturelle des Marocains d’aujourd’hui » en partant du constat d’ « impuissance politique et de ... stérilité intellectuelle [de]  l’élite ». Il aboutit à cet autre constat de décalage entre idéologies arabes et expression de la réalité et préconise l’historicisme comme unique voie qui puisse permettre « aux arabes de participer au présent universel et de penser l’avenir possible en des termes communs à ceux du reste de l’humanité » (p. 39).
Et, pour que cet historicisme n’aboutisse pas à une sorte d’aliénation à l’Occident, il fallait qu’il fût marxiste. Le marxisme, disait A. Laroui dans la Crise des intellectuels arabes, « fournit une idéologie capable de refuser la tradition sans paraître se rendre à l’Europe, de refuser une forme particulière de la société européenne sans être obligé de revenir à la tradition ». (cit. P. 40).
Instrument de modernisation, de progrès, l’historicisme est un instrument que l’élite intellectuelle devait assimiler et pratiquer dans « la critique de la pensée salafiste et ses absolus, la question des minorités, de la démocratie... et dans le cadre de sa démarche dans les domaines politique, économique social et culturel » (p. 41).
Critique culturelle et édification idéologique étaient, donc, inscrites dans un projet politique ancré dans son contexte historique déjà  évoque ici. Projet politique que A. Laroui tenta de  concrétiser dans certaines occasions en associant le geste politique au discours idéologique.
Or, dit A. Saaf, à partir des Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain et, peut-être, en filigrane dans ses écrits antérieurs, la pensée politique (et les positions de Laroui amorce un tournant décisif, en rapport avec l’affaire du Sahara. Il met désormais l’accent sur la consolidation de l’Etat, la réconciliation de la société et de l’Etat, la légitimation de l’Etat...
Lors d’une cérémonie où il présenta au nom de ses co-auteurs un ouvrage hagiographique au Roi, il laissa l’impression que « le critique déterminé, le pourfendeur de l’idéologie arabe contemporaine », le chantre de la « modernité, rationalité, démocratie, légalité... un des théoriciens les plus écoutés de la gauche locale, régionale et même dans le tiers-monde, cédait la place... à un historiographe officiel, comme le pays en a tant connus par le passé » (p.56).
L’oeuvre de A. Khatibi, abondante et diverse, elle aussi, est surtout éclatée, difficile à classer, déconcertante. Ce n’est pas pour autant que l’on peut considérer le directeur de l’ex-institut de sociologie et du B.E.S.M (Bulletin économique et social du Maroc, devenu signes du présent) comme un social-scientifique marginal.
Il est, tout simplement, un intellectuel très peu académique, anti-conformiste et délibérément déroutant.
Explorer les « zones marginales occultées ou désertées » (p. 62) de notre culture, démystifier les évidences faciles, conventionnelles et habituelle, entreprendre une critique radicale des discours théologique, salafiste ou techniciste, telle serait, en résumé, l’entreprise de cette pensée difficile à cerner ou à réduire.
Cette critique des discours dominants en néglige pas les « contre-discours », dont le discours marxiste dans sa version historiciste. Au caractère universel (absolu) de l’histoire, elle oppose une pensée de la différence, en marge de la métaphysique et de la théologie, qui refuse la clôture et la suffisance.
Ce faisant, Khatibi ne se borne pas à opposer une philosophie négative à la philosophie positive, mais à une pensée décentrée aux horizons multiples. « Le problèmes de l’identité et de la différence se donne ainsi comme un problème politique... » (p. 68).
Une (re) lecture des « dits » et écrits (individuels ou collectifs) de Khatibi permet ainsi de faire ressortir les points de jonction entre ces textes et leur contexte historique et politique. « Les rapports de Khatibi avec la politique ne sont pas des rapports simplement intellectuels [...]. La symbolique et la thématique adoptées le situent clairement à gauche [...] Droit d’expression démocratique [...] lutte et lutteurs de classe, le peuple et le populaire, l’oppression et l’émancipation... » (pp.71-72) sont des constantes de sa réflexion politique aux « tendances anarchiques et [vers] un nihilisme émancipateur » (p. 74).
L’écrivain se transforme ainsi en mystique aussi populaire que savant, en mejdoub. Et comme c’est une mystique « où il ne s’agit pas de faire don de soi » (p. 75), on a pu penser qu’à partir d’une certaine période, dominée par les Figures de l’étranger et la réflexion sur l’étrangeté, Khatibi a pris ses distances avec la société marocaine.
Mais, conclut A. Saaf, c’est peut-être là « un mode différent de rapport à la politique », un « départ radical... impliquant plus fortement encore ce qui est en jeu dans la société » (p.78).
A la manière de Laroui - qui apparaît ici comme la figure centrale de la trilogie et dont l’itinéraire est le plus franchement contrasté - A. Saaf replace les trois itinéraires qu’il a reconstitués dans les « anciennes traditions de lettrés » et les inscrit dans « des démarches permanentes de l’univers intellectuel marocain : celle du faquih, en retrait par rapport à la politique, celle du légiste rôdant dans les pourtours du pouvoir, ou celle du soufi se dissolvant dans les flux qui agitent les profondeurs occultées de la société » (p. 78).
La rétrospective entreprise au second chapitre de politique et savoir au Maroc propose au lecteur trois autres itinéraires de trois chercheurs en sciences sociales dans leurs rapports avec leurs « prince », en l’occurrence ; le pouvoir colonial. (Notons que le livre d’A. Saaf est trilogique d’un bout à l’autre : trois chapitres comportant chacun trois parties).
Michaux-Bellaire, l’accumulateur de monographies, est un empiriste pointilleux dans sa description de la réalité de la société marocaine, et qui a mis à la disposition de l’Administration coloniale « un diagnostic minutieux, ouvrant de larges perspectives sur le choix des alliés les plus fidèles et les plus efficaces afin d’éviter une occupation difficile, voire douteuse » (p. 90).
Robert Montagne est, lui aussi, un « empiriste radical » qui, dans une étape ultérieure de la domination coloniale, inaugure les « grandes élaborations théoriques » (p. 92) et dont l’œuvre fut considérée comme une « Bible » du Protectorat. « Savant mobilisé au service du prince, savant « politique » », il est bien plus « technicien » que « conseiller » : « technicien délimitant le terrain politique… d’une dominance qui ne pourra être que plus abruptement politique encore » (p. 101).
L’itinéraire de Jacques Berque est constitué de deux étapes principales : l’administration qui « circulait dans un cadre colonial et s’efforçait par son savoir de le consolider. Exclu des cercles intimes au pouvoir colonial… il entama, à travers la science, une expérience décoloniale » (p. 114).
La conclusion de ce second chapitre s’interroge sur les possibilités et les « obstacles à la science pure » en matière de sciences  sociales et de savoir politique, sur l’inévitable « compromission de la science dans le contexte de la domination coloniale et note que « l’observation est sans doute également valable pour le recherche social-scientifique… d’inspiration nationaliste » (p. 114).
En lisant dans le titre du troisième chapitre : « Redéploiement du savoir politique », on est tenté de croire à une intention de l’auteur d’opposer ce « redéploiement » à la rétrospective du chapitre précédent et à l’impression de repli et de retraite que laisse le premier chapitre. Il n’en est rien. La « science politique d’accompagnement », qui a succédé à celle de l’époque coloniale est plutôt éparpillée, électrique et faisant de la « théorisation à petite distance » (p. 122).
Les recherches entreprises depuis le début des années soixante dans un cadre universitaire s’inscrivent le plus souvent dans le cadre des disciplines autres que la science politique et font preuve d’un conservatisme juridiste et d’un manque d’audace remarquable.
Le redéploiement de la science politique au Maroc et encore une éventualité hypothéquée par la remise en question des « hypothèses et thèses fortes d’un Waterbury, d’un Rémy Leveau, d’un Palazoli, d’abord ; ensuite, en démêlant la politique des « autres dimensions qui lui sont étroitement liées » (p. 136).
En dépit du « statut d’observateurs objectifs que s’imposent [que nous imposent ? (MB)] les social-scientifique » (p. 10) - et A.Saaf en est un - l’intérêt de ce livre vient du fait qu’il ne tient pas cette gageure. Passionnant, parce que passionné, surtout dans son premier chapitre ; il nous pose un problème de lecture que l’on est bien obligé de mentionner. Les questions soulevées dans les deux derniers chapitres, malgré tout l’intérêt qu’elles puissent avoir, paraissent bien refroidies ou encore tièdes après les interrogations plutôt brûlantes du chapitre premier. ■



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