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9 mars 1998

N°1. La dualité comme impasse

Abdou Filali-Ansary

Ali Oumlil : Islam et état National, trad. M. Khayati, Ed, le Fennec. Casablanca, 1992 ; Fi Char’iyat al-Ikhtilaf (de la légitimité de la divergence), coll. Notre culture nationale, N° 5, Ed. Conseil National de la culture Arabe, Rabat, 1991.

Le premier de ces deux ouvrages est une traduction en français, réalisée grâce au soutien d’une fondation allemande1, du livre que l’auteur avait publié en 1985 sous le titre : Al Islahiya al-‘arabiya wa al-dawla al-wataniya (le Réformisme arabe et l’Etat national). Déjà au niveau du titre, il paraît remarquable que, entre l’édition originale et la traduction, on puisse remplacer le « réformisme arabe » par l’« islam ».
L’auteur passe en revue un certain nombre de notions essentielles pour la compréhension de l’islam contemporain, telles que l’içlah (réformisme), la fitra (nature, penchant naturel), l’Etat national, la tolérance, etc., ainsi que des moments importants de l’histoire arabe au XXe siècle, tels le « projet de Taha Hussein », le mouvement islamiste et le réformisme arabe.
L’idée fondamentale qui prédomine à travers les développements proposés est celle d’une incompatibilité insurmontable entre la vision islamique de l’Etat et de la société, telle qu’elle se manifeste chez les réformistes, et les conceptions qui sont à l’origine de l’Etat moderne.
La première a donné lieu à ce qu’on appelé l’içlah (réformisme), mouvement qui est apparu parmi les fuqaha (théologiens-juristes musulmans) et non parmi les penseurs modernes, et qui renoue avec l’effort millénaire visant à placer la réalité sociale au niveau de l’idéal islamique.  La seule originalité de ce réformisme moderne, par rapport aux multiples entrepris qui jalonnent l’histoire islamique, réside dans la reconnaissance du retard par rapport à l’occident et dans le désir - un désir, selon l’auteur, fou, irréalisable - d’assimiler les idéaux de l’Europe triomphante dans le cadre de la vision islamique.
D’un autre côté, la conception de l’Etat moderne s’est développée dans un tout autre contexte, celui de la philosophie occidentale libérée des représentations religieuses. Elle constitue également l’aboutissement d’un vaste mouvement social.
Il résulte de cette incompatibilité qu’aucun rapprochement ni aucune forme de conciliation ne peuvent être réalisés entre la vision islamique, statique, recherchant avant tout le retour à un état de perfection an-historique, et les concepts que les réformistes ont « importés » à partir du langage et de la pensée de l’Occident.
Derrière une argumentation qui se présente comme une succession de verdicts, se profite une vision mécanique des concepts, vus comme des éléments figés, invariables, etc. l’auteur semble défendre des thèses pour lesquelles des univers culturels irréductibles coexistent  sans vraiment pouvoir communiquer entre eux. La vie des concepts à travers l’évolution de la société, les transformations profondes que peuvent connaître sociétés et représentations par suite de l’irruption de visions étrangères, les aspirations éthiques qui peuvent s’exprimer à travers des stratégies discursives différentes, ne font pas partie des « objets » pris en considération. Le travail de l’histoire, les desseins des hommes n’ont apparemment, aux yeux de l’auteur, aucun effet.
Malgré ce constat d’une irréductible dualité, l’auteur semble vouloir rechercher, dans son deuxième livre, une légitimation du droit à la divergence, autrement dit à la liberté de penser précisément dans les représentations orthodoxes traditionnelles. En fait, la légitimité de la divergence d’opinion (ou plutôt du droit de soutenir des opinions différentes) est recherchée dans le cadre de l’expérience passée, celle de cet âge d’or qui travaille la pensée des musulmans, où l’islam se sentait suffisamment fort pour affronter l’« Autre » ou les autres.
Il s’agit moins d’une recherche de « légitimation » au sens traditionnel, de la justification d’un droit  par une argumentation théologique ou historique, que d’un passage en revue de certains moments de l’histoire islamique où l’ « autre » était particulièrement présent et où un dialogue s’est produit entre l’islam et son antithèse, où des divergences sortant du cadre des différences légitimes tolérées par l’islam se sont produites et ont été enregistrées. Ce passage en revue n’a toutefois rien d’un travail systématique sur la perception de l’Autre chez les musulmans, comme ceux d’un Bernard Lewis2 ou d’un Aziz al-Azmeh3. Les cas choisis pour illustrer la pratique de la « divergence d’opinion » dans l’histoire arabo-islamique sont ceux des controverses entre mu’tazilites et manichéens, des observations d’Al-Biruni à propos de l’Inde et des indiens, les confrontations entre Morisques et chrétiens dans l’Espagne du XVIe siècle et enfin les joutes récentes entre islamistes et modernistes. La question principale, formulée à la fin de l’ouvrage, est la suivante : « Aujourd’hui, lorsque nous revendiquons le droit à la divergence des opinions, comme l’un des Droits de l’Homme et comme fondement du système démocratique, jusqu’à quel point pouvons-nous trouver dans notre héritage culturel un fondement pour notre démarche4 ? ». la réponse est que les moments de l’histoire islamique où la divergence a été tolérée sont rares et discontinus et que, au contraire, ce qui a prédominé c’est plutôt l’idée de l’unicité de la vérité, l’idée qu’il ne saurait y avoir, comme nous le concevons aujourd’hui des approches multiples, une vérité relative et changeant, mais seulement une vérité unique et absolue, face à l’égarement et à l’erreur qui eux, peuvent être multiples et divers.
L’auteur s’arrête à ce constat et laisse bien des questions en suspens. L’impression d’impasse est encore plus présente que dans l’ouvrage précédent. Suffit-il de se demander si des sociétés et des représentations médiévales sont compatibles avec des traits constitutifs des sociétés modernes ? La vision historiciste, à laquelle l’adhésion est déclarée, ne devrait-elle pas amener à partir de la coupure entre société et représentations médiévales d’une part et sociétés et représentations modernes de l’autre à tenter de comprendre les transformations qui se sont produites, l’évolution qui a généré les attitudes et les attentes contemporaines ?
En termes plus clairs, peut-on se contenter du constat que l’islamisme d’aujourd’hui se réduit à une tentative de retour à une vision médiévale de la vérité ? Pour quelles raisons pareille revendication peut-elle se manifester, avec la véhémence que l’on connaît, dans le monde d’aujourd’hui, où la modernité a accompli des changements profonds et irréversibles ?
Peut-être n’est-ce là, en fin de compte, de la part de l’auteur, que des études préliminaires et qu’il apportera dans un avenir proche de plus amples développements que ces questions. ■

Les notes :
1-    Fondation Konrad Adenauer.
2-    Comment l’islam a découvert l’Europe, coll. Tel, éd. 1984.
3-    Al-Arab wa al-Barabira : Al-Muslimun wa al-Hadarat al-Ukhra (Les Arabes et les Barbares : les musulmans et les autres civilisations), Riad El-Rayyes Books, Londres, 1991.
4-    Op. cit, p. 91.


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